Je vous ai déjà parlé d'Abdullah. Je l'ai rencontré en octobre, à Alep, en Syrie. Beau bonhomme. Cheveux noirs légèrement ondulés, d'un noir profond presque bleuté, regard intense, sourire désarmant, dégaine de jeune premier.

C'est lui qui s'occupait des photographes de guerre dans cette ville aux abois, coupée en deux par des combats féroces opposant les rebelles à l'armée de Bachar al-Assad. Abdullah amenait les photographes sur le front, où il se promenait avec l'agilité d'un chat.

Il avait fait son baccalauréat en littérature anglaise. Dans une ruelle sombre d'Alep, entre deux rafales de fusil, il m'avait parlé de son auteur fétiche, Ernest Hemingway.

Sa vie s'est effondrée quand la guerre a éclaté. Sa vie et celle de ses frères. Deux sont morts au combat. Ils avaient 20 et 32 ans. «Être pris dans une guerre, m'avait dit Abdullah, c'est comme faire une dépression nerveuse.»

Il souffrait d'insomnie; il ne dormait que deux heures par nuit. Le cauchemar de la guerre le tenait éveillé.

En avril, je suis retournée en Syrie. J'avais hâte de le revoir et d'avoir des nouvelles de ses frères. Je voulais aussi qu'il me reparle de sa «dépression» guerrière.

Abdullah a été tué le mois dernier. Il ne lira plus jamais Hemingway.

Il faut aussi que je vous parle de Mohammed. Il a travaillé pour moi en octobre. C'était mon traducteur. Non, il n'est pas mort, mais il est déprimé.

Mohammed est jeune, à peine 28 ans. Il a un baccalauréat en littérature anglaise. Lui aussi. Comme Abdullah, il est coincé dans cette sale guerre qui est en train de le tuer à petit feu. Quand je l'ai revu en avril, il répétait, en secouant la tête: «Ma vie est ruinée.»

Il avait des projets avant que la guerre bousille sa vie. Il voulait enseigner l'anglais à Dubaï pour ramasser de l'argent. Il voulait ensuite revenir en Syrie pour se marier et avoir des enfants. Beaucoup d'enfants.

Mais la guerre a plombé sa vie et celle de sa famille.

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Mohammed ne va pas bien, la Syrie non plus. La guerre s'enlise et s'éternise. Certains experts évoquent le scénario libanais. Au Liban, la guerre civile a duré 14 ans, 14 interminables années (de 1975 à 1989) où Beyrouth a été transformé en champ de bataille.

Le 15 mars 2011, lorsque les Syriens ont commencé à manifester contre le gouvernement dans la foulée du Printemps arabe, Bachar al-Assad a réprimé la révolte dans le sang.

Depuis, il n'arrête pas. Il largue ses bombes, sans se soucier des civils. Sur les quartiers résidentiels, les hôpitaux, les enfants qui attendent en file pour acheter du pain. Ses tireurs embusqués visent tout le monde: hommes, femmes, enfants, civils, soldats, journalistes.

Bachar al-Assad massacre sa population. Pendant ce temps, la communauté internationale détourne les yeux. Elle sait qu'il y a massacre, mais elle préfère se mettre la tête dans le sable.

Les Occidentaux ne veulent pas mettre le doigt dans l'engrenage syrien. Ils ont peur d'intervenir dans ce coin explosif de la planète. D'un côté, l'Iran qui envoie des armes à l'armée de Bachar al-Assad et le Liban, avec le puissant Hezbollah, qui appuie Bachar. Le Liban instable et fragile. De l'autre, Israël qui a bombardé deux fois la Syrie, ce qui a souverainement irrité Assad. Autour, l'Irak qui n'est pas le pays le plus stable de la planète, et la Jordanie et la Turquie qui étouffent sous le poids des réfugiés syriens.

Dès le début, les Occidentaux auraient pu fournir des armes à l'opposition, ce qui aurait peut-être permis de faire tomber Bachar al-Assad. Mais ils ont tergiversé et ils se sont écrasés devant la Chine et la Russie qui appuient ouvertement Assad.

Du côté de l'opposition syrienne, les choses se gâtent. La révolution se radicalise et les dérapages se multiplient: kidnappings de travailleurs humanitaires et de journalistes, actes barbares, exécutions publiques.

L'arrivée des salafistes, des islamistes radicaux qui flirtent avec Al-Qaïda, brouille le portrait. Pour l'instant, ils sont minoritaires, mais leur montée en puissance ne fait aucun doute. Et elle effraie les Occidentaux qui refusent de donner des armes à l'opposition de crainte qu'elles tombent entre les mains des salafistes. La France, par exemple, a envoyé des soldats au Mali pour chasser les islamistes intégristes. Elle ne peut pas combattre les salafistes au Mali et les armer en Syrie.

En refusant d'intervenir, les Occidentaux se sont piégés. Ils ont provoqué la radicalisation de la révolution. Aujourd'hui, il est trop tard. À qui ressemblera la Syrie de l'après-Assad? Est-ce que les salafistes pourront imposer leur émirat islamique?

La Syrie de demain risque de devenir le cauchemar des Occidentaux. Quand elle leur explosera en plein visage, ils n'auront qu'eux à blâmer.

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Si la guerre civile emprunte la tangente libanaise, Mohammed ne tiendra pas le coup. Il essaie de se trouver une femme, n'importe quelle femme pourvu qu'elle soit étrangère et qu'elle accepte de le marier pour qu'il puisse la suivre dans son pays.

Quand je l'ai revu, il venait de recevoir son passeport. Son ancien était expiré. Pas facile d'en obtenir un nouveau avec la guerre et ses embrouillaminis bureaucratiques. Il le serrait dans ses mains comme une bouée de sauvetage. Pour Mohammed, il n'y a que deux scénarios possibles: fuir la Syrie ou sombrer dans la dépression.