Il met ses grosses lunettes sur le bout de son nez, déplie un petit tabouret et accueille son premier «client».

Il s'appelle Morgan et il vient de San Salvador. Les autres le surnomment le Commandant. Il a 46 ans.

- Vous les voulez comment, vos cheveux? demande Fred Wiegand.

- Très courts, répond le Commandant.

- C'est 100$!

Le Dr Fred éclate de rire. Il prend son rasoir et le passe délicatement dans les cheveux du Commandant. Entre deux clients, il balaie le plancher.

Il travaille dans un perpétuel va-et-vient, planté au milieu du couloir. La plupart des sans-abri sont de bonne humeur et discutent avec le Dr Fred qui leur demande où ils ont passé la nuit. Il ne se gêne pas pour leur dire qu'ils devraient se laver les cheveux plus souvent.

Quand il regarde un crâne, il devine l'enfance difficile, la vie à la dérive. «Vous avez vu cet homme? me demande le Dr Fred. L'arrière de sa tête est plat. Ça veut dire qu'il vient d'un milieu pauvre et que ses parents l'ont laissé trop souvent dans son lit.»

Le Dr Fred, comme les gens l'appellent, suit la même routine depuis 13 ans. Il quitte sa maison de Westmount et descend au centre-ville, à la Mission Saint Michael, située à un jet de pierre du métro Place-des-Arts. De 10h à midi, il coupe et rase des cheveux, puis de midi à 13h, il donne un coup de main à la cuisine où il sert de la soupe aux sans-abri. Bénévolement.

Chirurgien respecté, il a travaillé pendant 30 ans dans un hôpital montréalais, ce qui ne l'empêchait pas de parcourir le globe pour soigner les plus démunis. Il a opéré des combattants moudjahiddin au Pakistan et des rescapés de la guerre civile soudanaise au Kenya. Il a aussi travaillé au Burundi, en Éthiopie, en Côte d'Ivoire et en Haïti. Toujours comme chirurgien, toujours au chevet des plus démunis. Pour Médecins sans frontière et la Croix-Rouge.

Qu'est-ce qui le fait courir? Le Dr Fred suspend ses ciseaux au-dessus de la tête de son client, réfléchit, puis répond: «Mes patients étaient formidables, tellement braves et résilients. Pour moi, c'était très gratifiant.»

Un nouveau client se pointe. «Je veux des cheveux courts, mais pas rasés», prévient-il. Il s'appelle Simon, il a 30 ans et il vit dans la rue depuis 10 ans. Il est né à Chicoutimi. «La dernière fois que je me suis fait couper les cheveux, c'était en prison, à Bordeaux», précise-t-il.

Puis Simon me regarde, méfiant. «Moi, j'ai un afficheur», lâche-t-il.

Il a beaucoup de cicatrices sur son crâne. «On ne peut que supputer, affirme le Dr Fred. Accident? Traumatisme crânien? Bagarre?»

L'homme aux oiseaux prend la place de Simon. Maigre, cheveux blancs, corps noueux. Il s'appelle Frank, il a 78 ans. C'est un client régulier du Dr Fred qui lui coupe les cheveux depuis 13 ans.

«Comment allez-vous, jeune homme?», lui demande le Dr Fred.

L'homme aux oiseaux rit. Fred Wiegand, qui a aussi 78 ans, fait toujours la même blague. «Je suis un client régulier», rigole Frank.

John arrive, bougon. Un client exigeant. Il veut des cheveux courts, mais pas trop. «Une petite coupe.»

Le Dr Fred reste impassible. «Le client a toujours raison, sauf quand il a tort», dit-il en riant. John ne sourit pas.

Pendant que les ciseaux du Dr Fred survolent la tête de John, Don arrive en claudiquant. Il a 75 ans et ses pieds le font terriblement souffrir. Il s'assoit dans une pièce adjacente. Il veut une nouvelle paire de bottes. La Mission Saint Michael offre des vêtements chauds aux sans-abri. Don enlève ses bottes, mais pas ses chaussettes. Elles sont collées sur sa peau qui est infectée. Ses pieds sont enflés, l'odeur prend à la gorge.

Le Dr Fred laisse ses ciseaux et examine calmement les pieds de Don. Un cas pour Urgences-santé.

Le Dr Fred en a vu d'autres, lui qui a foulé les terres maudites de la planète. Sa dernière mission: la Sierra Leone, en Afrique, un des pays les plus pauvres du monde. C'était il y a deux ans, il avait 76 ans. Depuis, il a renoncé avec regret à ses pérégrinations.

«Je suis trop vieux, mais j'ai aimé chaque minute.» Il s'occupe toujours des plus démunis, mais dans son propre pays.

Photo : Alain Roberge, La Presse

Frank, à gauche, reçoit les bons soins du Dr Fred Wiegand, un chirurgien à la retraite qui se fait barbier une fois par semaine.