Depuis des années, Oussama ben Laden vivait sous le nez de l'armée pakistanaise à Abbottabad, une ville située à 80 km de la capitale, Islamabad.

Contrairement à la légende urbaine, il ne s'était pas réfugié dans une grotte enfouie dans un recoin des montagnes sauvages qui bordent la frontière entre le Pakistan et l'Afghanistan. Il vivait plutôt dans une grande villa entourée de barbelés et équipée de caméras de surveillance.

Comble de l'ironie, Abbottabad est une ville-garnison, et la villa de ben Laden était située à un jet de pierre de l'école militaire qui forme les futurs soldats pakistanais, l'équivalent de l'académie de West Point, aux États-Unis.

La semaine dernière, quelques jours avant l'assaut des troupes américaines, le chef de l'armée pakistanaise a visité l'école militaire sans se douter que ben Laden vivait tout près. Ben Laden a dû rire dans sa barbe.

Les Américains n'ont pas prévenu le gouvernement pakistanais avant d'attaquer ben Laden. Ils ont agi seuls. C'est un commando des Navy Seals, les forces spéciales de la marine américaine, qui a fait irruption dans la villa et abattu ben Laden d'une balle dans la tête.

Le gouvernement pakistanais parle de victoire, mais l'initiative solitaire des Américains a dû lui rester en travers de la gorge. Elle montre à quel point le lien de confiance entre les deux pays s'est effiloché. C'est une gifle pour les Pakistanais, qui se sont rangés du côté des Américains au lendemain du 11 septembre.

Toute cette histoire soulève des questions troublantes: comment ben Laden pouvait-il vivre aussi près d'Islamabad sans que le gouvernement pakistanais s'en doute? La villa de ben Laden a été construite en 2005. Ce n'était pas une modeste cahute, mais plutôt une maison de 1 million entourée de hauts murs et d'un système de sécurité de pointe.

«Comment une villa d'une telle dimension a-t-elle pu être construite et habitée par ben Laden pendant six ans sans éveiller les soupçons de l'armée pakistanaise?, se demande un journaliste du New Yorker. À qui appartient le terrain? Qui a dessiné les plans? Qui était l'entrepreneur? Qui a installé le système de sécurité? Qui a été témoin des allées et venues au cours de toutes ces années?» La villa, doit-on le rappeler, abritait l'homme le plus recherché du monde.

Ben Laden avait-il des complices à l'intérieur de l'armée ou des services secrets? Certains dirigeants américains le croient, ce qui explique probablement leur décision d'agir seuls pour l'abattre.

Ben Laden n'était pas le seul fugitif au Pakistan. Le mollah Omar, chef des talibans afghans, se serait installé à Quetta, dans le Nord, ou à Karachi, mégapole où le journaliste américain Daniel Pearl a été égorgé après avoir été pris en otage. Le numéro 2 d'Al-Qaïda, Al-Zawahiri, aspirant-chef depuis la mort de ben Laden, vivrait dans les inaccessibles zones tribales, le long de la frontière afghane.

Pakistan, pays où se réfugient les hommes les plus recherchés de la planète.

Drôle de pays, le Pakistan. Un pays très homogène, où vivent près de 170 millions de musulmans et une petite poignée de chrétiens. Un pays qui adulait ben Laden au lendemain des attentats du 11 septembre. Un pays corrompu jusqu'à la moelle, dirigé par le veuf de Benazir Bhutto, Asif Zardari, un mou qui a déjà été accusé d'avoir détourné des centaines de millions de dollars. Un pays qui détient l'arme nucléaire et qui risque de basculer dans l'anarchie. Un pays gangrené par la présence des talibans pakistanais, qui multiplient les attentats terroristes depuis 2007 et travaillent main dans la main avec Al-Qaïda.

La mort d'Oussama ben Laden ne changera pas grand-chose à la dynamique infernale du Pakistan. Sa mort représente un coup dur pour tous les terroristes de ce monde, mais la vie et les attentats vont continuer, et la lutte contre les Américains ne connaîtra pas d'accalmie. Al-Qaïda a une vie en dehors de ben Laden.

Les talibans afghans, eux, se débrouillent assez bien, merci. Avec ou sans ben Laden. Les forces étrangères ont annoncé leur retrait progressif d'Afghanistan à partir de cet été. Elles seront remplacées par des soldats afghans mal équipés, mal entraînés et peu motivés. Les talibans auront le champ libre, ou presque.

Talibans afghans, talibans pakistanais, Al-Qaïda. Un coin de la planète explosif. «Les talibans pakistanais ont davantage de liens avec Al-Qaïda que les talibans afghans, m'a expliqué Didier Chaudet, spécialiste de l'Asie centrale et professeur à l'Institut d'études politiques à Paris. Al-Qaïda forme des troupes de choc, l'armée des ombres, pour aider les talibans pakistanais à prendre le pouvoir et à s'attaquer aux Américains.»

Le Pakistan est une cible plus audacieuse que l'Afghanistan. «Les talibans afghans se battent pour prendre le pouvoir à Kaboul, poursuit Didier Chaudet, sauf que l'Afghanistan est un pays pauvre, détruit par 30 ans de guerre. Le Pakistan, avec ses 170 millions d'habitants et ses armes atomiques, est plus intéressant, plus stratégique.»

Et ben Laden? «Depuis 2006, il n'apparaissait plus dans des vidéos, souligne M. Chaudet. Il servait de ciment pour unir les différentes nationalités membres d'Al-Qaïda. Avec son départ, il risque d'y avoir des tensions entre les Maghrébins, les Saoudiens et les Égyptiens, mais je ne vois pas de divisions à court terme.»

Le Pakistan empêchait l'Occident de dormir. La mort de ben Laden n'améliorera pas son sommeil.

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