Je suis arrivée en Haïti deux jours après le tremblement de terre. Port-au-Prince était sens dessus dessous: 1,3 million d'habitants traumatisés par une violente secousse, des édifices écroulés, éventrés, des cadavres enfouis dans les décombres, des centaines de milliers de sans-abri entassés dans les parcs de la ville. Et un gouvernement absent, complètement absent.

Imaginez tous les parcs de la ville de Montréal pris d'assaut par des milliers de familles, sans eau, sans nourriture, sans médicaments. Imaginez les hôpitaux - Notre-Dame, Hôtel-Dieu, Saint-Luc... - évacués, des patients qui dorment à la belle étoile, des solutés accrochés aux branches des arbres, des médecins hagards, débordés.

Montréal privé d'électricité, le maire Tremblay sans abri, le premier ministre Charest absent, l'assemblée nationale éventrée, l'aéroport fermé.

Imaginez Saint-Jérôme sinistré, abandonné, coupé du monde parce que la route est bloquée par des débris. Imaginez des fractures ouvertes qui s'infectent, des enfants qui souffrent, sans calmant pour soulager leur douleur. Plus de 200 000 morts, des milliers de blessés, une population laissée à elle-même.

Imaginez tout cela et vous commencerez à comprendre l'ampleur du drame qui a frappé Haïti.

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Les premiers jours ont été terribles. Rien ne fonctionnait. Il n'y avait pas de téléphone, pas d'électricité, le prix de l'essence flambait, les boulangeries étaient fermées. Impossible de trouver du pain à Port-au-Prince.

C'était le chaos, le désordre, un indescriptible bordel.

Contrairement à ce qu'on pourrait croire, les rues de Port-au-Prince n'étaient pas jonchées de cadavres et la majorité des édifices étaient debout, mais la plupart étaient fissurés. Les gens couchaient dans la rue de peur qu'une secousse jette leur maison par terre.

C'est surtout le centre-ville qui a été touché. Les dégâts étaient impressionnants. Tous ces édifices écrasés, aplatis. Et l'odeur. L'odeur de la mort qui nous assaillait quand on passait devant un immeuble écroulé. On devinait les morts entassés sous les décombres. Et plus le temps passait, plus l'odeur devenait insupportable.

Mais le pire, c'était la nuit. Port-au-Prince plongé dans le noir. J'ai patrouillé la nuit et je n'ai vu aucun soldat, aucun blindé de l'ONU. Pourtant, des pillards rôdaient et dévalisaient les magasins. Port-au-Prince abandonné.

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J'étais déjà allée en Haïti. En 1997. J'avais été frappée par l'extrême pauvreté de Port-au-Prince. Pourtant, j'avais déjà vécu deux ans en Afrique noire. Je connaissais le stupéfiant dénuement des villes du quart-monde, l'inexistence d'infrastructures, les déchets qui s'accumulent dans les rues.

Car les villes du quart-monde sont des scandales. Des millions d'hommes, de femmes et d'enfants vivent dans des conditions extrêmement précaires. Je pense à N'Djamena, la capitale du Tchad. Un trou. Une insulte à la dignité humaine. Et Conakry, en Guinée. Une poubelle à ciel ouvert, des taudis à perte de vue, des quartiers frappés par le choléra, où les rats sont plus gros que les chats.

Port-au-Prince n'échappe pas à cette réalité. Imaginez un tremblement de terre au milieu de cette misère... et vous commencerez à comprendre l'ampleur du drame qui a frappé Haïti.

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On revient d'Haïti avec des images dans la tête : une auto qui freine net devant le plus grand hôpital de Port-au-Prince, les portes qui s'ouvrent à la volée, deux hommes qui sortent des cadavres empilés dans le coffre arrière et qui les balancent sans ménagement, formant une pile grotesque sur le trottoir, le corps boursouflé d'une femme à la jupe retroussée sur les hanches, la chaleur, les passants hébétés qui détournent la tête.

Le directeur, fatigué, épuisé, qui m'écoute, un brin agacé, lui dire que des gens jettent des cadavres devant son hôpital. Son haussement d'épaules. Il en a plein les bras avec les vivants, alors la dignité des morts... La morgue à ciel ouvert dans la cour arrière de l'hôpital. Des centaines de corps abandonnés sur l'asphalte brûlant.

Et cette femme aux traits fins qui me regarde en une ultime supplication. Elle est couchée dans la cour de l'hôpital au milieu d'une centaine de malades. D'un geste brusque, elle repousse le drap qui recouvre sa jambe sectionnée à mi-mollet. Un moignon de pus.

Son regard inquiet. « Ma jambe sent de plus en plus mauvais », dit-elle. Elle est là depuis plusieurs jours. Aucun médecin ne l'a examinée. Elle a peur. Peur de perdre sa jambe, peur pour les membres de sa famille dispersés à Port-au-Prince, peut-être morts, peut-être vivants. Elle n'en sait rien. Elle est seule. Seule avec sa vie qui a basculé le 12 janvier à 16 h 53 quand la terre a tremblé.

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Mais le pire, c'était la communauté internationale incapable de s'organiser. L'incompréhensible abîme entre les médicaments et les vivres bloqués à l'aéroport et les milliers d'Haïtiens qui attendaient des secours qui n'arrivaient pas.

Deux semaines. Deux interminables semaines avant que l'aide touche la population. C'est long, trop long.

Un mois après la tragédie haïtienne, l'aide s'organise. Haïti se relève doucement. Au moins, le pays n'est pas en guerre. Ce n'est pas l'Afghanistan détruit par la folie des hommes. C'est Haïti détruit par la folie de la nature.