«C'est incroyable! Oh! My God!» Jayne Engle-Warnick pleure doucement au bout du fil. Elle est à Montréal; moi, à Port-au-Prince. Je viens de lui dire que j'ai vu sa fille, Esther, à l'orphelinat, qu'elle va bien et qu'elle est mignonne comme tout avec ses tresses et ses grands yeux foncés.

Esther, c'est la petite Haïtienne de 3 ans que Jayne essaie d'adopter depuis 30 mois. Au mois d'août dernier, Jayne a passé une semaine à Port-au-Prince avec sa fille, mais elle a dû la laisser en Haïti parce que les formalités d'adoption n'étaient pas terminées.

En décembre, le dossier d'Esther avait franchi presque toutes les étapes. Il ne lui manquait que son passeport haïtien et un visa pour le Canada. Jayne devait venir à Port-au-Prince à la fin du mois de janvier pour emmener sa fille au Québec. Tout allait bien, l'interminable attente s'achevait et son fils de 5 ans allait enfin rencontrer sa nouvelle soeur.

Puis il y a eu le tremblement de terre.

Et tout s'est écroulé.

Le 12 janvier, quand le séisme a frappé Port-au-Prince, le coeur de Jayne a cessé de battre pendant quelques secondes. «J'étais incapable de respirer. Je ne savais pas si ma fille était vivante. C'était un cauchemar.»

Elle a dû attendre plusieurs jours avant d'avoir de ses nouvelles.

Esther vit dans un orphelinat à Carrefour, une banlieue populaire de Port-au-Prince. Le Foyer de Sion est situé dans une ruelle étroite, caché derrière une lourde porte de métal. La maison à deux étages est propre mais surpeuplée.

La directrice, Marjorie Mardy, affirme que 75 enfants vivent à l'orphelinat, mais il y en a au moins 115. Le plus vieux a 12 ans. Environ une quinzaine de femmes s'occupent de tous ces bambins.

Contre le mur de la cour, une dizaine de lits pour bébés sont collés ou superposés. À travers les barreaux, des enfants assis ou couchés. Amorphes. Certains sont des bébés, mais la plupart ont entre 1 et 3 ans. Les plus vieux se promènent librement dans la maison ou dans la cour étroite.

À l'intérieur, même exiguïté. À droite, une pièce dissimulée par un rideau. C'est là qu'Esther dort avec sept autres enfants. 

 

Les orphelins ne manquent de rien. Ils mangent trois repas par jour, ils ont de l'eau et du lait. Une fondation américaine tient l'orphelinat à bout de bras depuis deux ans.

«Je peux visiter le deuxième étage? ai-je demandé à la directrice.

- Pas tout de suite. On va d'abord ranger.»

Quand je suis finalement montée, 24 enfants étaient sagement assis autour d'une petite table devant un plat de bouillie. Ils mangeaient silencieusement en me fixant du regard.

L'orphelinat déborde. La directrice a dû accueillir des enfants qui vivaient dans un autre bâtiment, démoli par le tremblement de terre. Elle a aussi planté une grande tente dans le terrain vague qui jouxte la maison. Vingt-quatre enfants y vivent. Parmi eux, deux sont handicapés. Même si la tente est à l'ombre, l'air est suffocant.

Des réfugiés vivent aussi dans le terrain vague. Ils ont installé leur fourbi à deux pas de la tente des enfants.

Six orphelins ont été adoptés par des parents québécois. Ils ont chacun leur histoire. Lovinsky est arrivé à l'orphelinat à l'âge de 3 mois. Sa mère, une fille de 18 ans, était très malade. Il suce son pouce pendant que la directrice me raconte son histoire.

Lisa, 2 ans, avait 15 jours lorsqu'elle a atterri ici. Son père et sa mère sont morts de la tuberculose. Manuella, deux ans et demi, souffrait de malnutrition grave. «Elle avait 1 an quand je l'ai recueillie, mais c'était comme si elle avait un mois», précise la directrice. Sa tante la maltraitait.

Cliff, 1 an, est assis sur une petite chaise en plastique et il mâche consciencieusement la manche de son chandail. Sa mère était pauvre. «Elle n'avait pas les moyens de le garder», explique Marjorie Mardy. Cliff est le fruit d'une aventure passagère.

Esther, la fille de Jayne. Sa mère biologique avait 15 ans quand elle l'a eue. C'était une écolière de Cap-Haïtien. Elle a allaité son bébé pendant six mois avant de le donner à l'orphelinat.

Grâce à une entente entre le Canada et Haïti, Lisa, Manuella, Esther et les autres partiront dans quelques jours au Québec, même si leur dossier n'est pas complet.

Ils vont laisser derrière eux non seulement l'orphelinat, mais aussi un pays en déroute.

Photo: François Roy, La Presse

Depuis 30 mois, Jayne Engle-Warnick essaie d'adopter la petite Esther, maintenant âgée de 3 ans. Hier, elle a enfin eu des nouvelles de sa fille.