Il s'appelait Jawed Ahmad, mais tout le monde l'appelait Jojo. Je l'ai rencontré en 2007 à Kandahar. Il avait à peine 20 ans. Il était né «vers 1987». Comme plusieurs Afghans, il n'avait qu'une idée approximative de sa date de naissance.C'était le traducteur de CTV. Jeune, brillant, allumé. Une boule d'énergie.

Hier soir, Jojo a été abattu à Kandahar. Une Toyota Corolla blanche a longé son auto. À bord, des hommes armés. Ils ont tiré à bout portant. Il est mort sur le coup. Personne n'a revendiqué l'attentat.

Jojo a été tué près de la résidence du gouverneur. Je vois bien l'endroit: un grand boulevard qui traverse la ville, avec un terre-plein au milieu, très occupé le jour, pratiquement vide le soir. Les gens n'osent pas sortir la nuit.

Des maisons défraîchies bordent le boulevard. Les arbres sont couverts de poussière et les caniveaux qui courent de chaque côté du chemin sont remplis de détritus et d'eau stagnante. Un endroit triste, glauque. C'est là que Jojo est mort. Il avait 22 ans. Environ 22 ans.

Il y aura une enquête, a promis le gouverneur de la province de Kandahar, Tooryalai Wesa.

Une enquête à Kandahar. Dans un pays en guerre. Ça regarde mal. Le gouverneur Wesa est en poste depuis deux mois. C'est un Canadien d'origine afghane. Jojo travaillait pour une télévision canadienne. Peut-être que l'enquête ne tombera pas dans les limbes. Peut-être.

Jojo était courageux, presque téméraire. C'est lui qui allait en ville avec la caméra de CTV, lui qui faisait les entrevues, lui qui prenait des risques pour que les Canadiens puissent voir autre chose que des soldats. Jojo ramenait des images de la ville, du bazar, de la vie, la vraie vie, celle qui côtoie la guerre.

Lorsque le blindé dans lequel se trouvaient Patrice Roy et son cameraman Charles Dubois a sauté sur une mine, les médias sont devenus frileux. Les journalistes n'osaient plus sortir de la base militaire. Quand la journaliste de la CBC, Melissa Fung, a été kidnappée, la presse a redoublé de prudence.

Plusieurs journalistes n'ont plus le droit de sortir. Interdiction absolue de se balader dans la ville de Kandahar située à 20 kilomètres de la base. Ce qui signifiait plus de boulot pour Jojo. Mais aussi plus de risques.

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Jojo était très branché. Il avait des contacts partout, incluant les talibans. Je lui avais demandé s'il avait le temps de travailler quelques jours pour moi. Je voulais tracer un portrait des talibans. Il m'avait répondu qu'il était trop occupé, mais il m'avait refilé le nom et le numéro de cellulaire de son cousin. Du boulot pour la famille. Jojo ne demandait pas mieux.

«Je vais l'aider et lui donner mes contacts», m'avait dit Jojo.

C'est son puissant réseau de contacts qui le rendait si précieux. Mais c'est ça, aussi, qui a causé sa perte.

En octobre 2007, il a été arrêté par les Américains qui l'ont accusé de travailler avec l'ennemi. Pendant ses 11 mois de captivité, il a été torturé. Sa tête a été rasée et il a été envoyé dans une prison près de Kaboul. Il a été interrogé une centaine de fois sur ses liens avec les talibans.

«On me frappait et on m'empêchait de dormir, a-t-il raconté à un journaliste de CTV au lendemain de sa libération. On me criait: Jojo espion! Jojo Al-Qaeda! Jojo taliban! Tu es fini!»

Il a ajouté que les militaires canadiens étaient en partie responsables de son arrestation. «Les Canadiens ont dit aux Américains que j'étais à risque. J'ignore pourquoi ils ont dit ça.»

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Jojo a pris des risques comme tous les interprètes qui travaillent pour les Occidentaux.

Les interprètes sont les yeux et les oreilles des militaires. Sans eux, impossible de comprendre ce pays ou d'entrer en contact avec la population. Ils sont indispensables. Les talibans le savent et ils se vengent. Ils les abattent ou menacent leur famille. Les interprètes ont peur. Quand ils travaillent, ils dissimulent leur visage derrière un foulard et des lunettes fumées. Ils sont jeunes : la plupart ont entre 18 et 25 ans.

Ils sont bien payés : de 600 à 1400 $ US par mois. Un médecin reçoit 60 $ US par mois. Mais le risque est grand. En novembre 2007, 186 interprètes travaillaient pour l'armée canadienne. De 2005 à 2007, 15 ont été tués, cinq blessés.

Sur 186. C'est énorme.

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Je suis tombée sous le charme de Jojo, comme tous les journalistes étrangers. J'ai été séduite par son intelligence vive, touchée par l'attachement viscéral qu'il éprouvait pour son pays déchiré par la guerre. D'ailleurs, Jojo n'a connu que ça, la guerre.

Je savais très peu de choses sur lui. Il était discret. Un soir, on a mangé ensemble avec des journalistes de CTV dans la grande cafétéria de la base militaire. On a parlé de la vie, de l'Afghanistan, du boulot, entre deux bouchées de légumes trop cuits. Nos voix se mêlaient à celles des soldats dans une joyeuse cacophonie. Puis, nous avons marché jusqu'à la tente des médias. C'était en février, l'air était glacial et le ciel magnifique, comme toujours dans le désert afghan. Jojo pressait le pas, il avait froid dans son manteau trop mince.

Aujourd'hui, Jojo est mort. Mais la guerre, elle, est plus vivante que jamais.