La rencontre a été compliquée à organiser. Raymond Bachand, ministre de son état, est très occupé. Il essaie de se faire réélire dans Outremont et il accompagne souvent son chef, Jean Charest, dans sa tournée.

Je voulais connaître les dessous des négociations qui ont entouré le Grand Prix. J'ai d'abord appelé Michael Fortier, ex-ministre fédéral du Commerce international. C'est lui qui parlait le plus souvent à Bernie Ecclestone, le grand patron de la Formule 1.

 

Michael Fortier a perdu ses élections pendant l'opération sauvetage du Grand Prix. Il s'est retrouvé au chômage. Il avait donc le temps de gérer Ecclestone, milliardaire fantasque et homme d'affaires intransigeant.

Michael Fortier a hésité. «Je veux d'abord parler à Gérald (Tremblay, le maire de Montréal) et Raymond (Bachand)», m'a-t-il dit.

C'est le trio fédéral-provincial-municipal qui négociait avec Bernie Ecclestone.

Il m'a rappelée le jour même. «C'est Raymond qui va vous parler.»

M. Bachand m'a donné rendez-vous à 15h15 à la librairie Olivieri, chemin de la Côte-des-Neiges, après avoir changé l'heure trois fois. Il est entré d'un pas pressé, son attachée de presse sur les talons. «On a 20 minutes», m'a-t-il avertie.

La rencontre a finalement duré 45 minutes.

La décision de retirer Montréal du circuit de la Formule 1 a pris de court les politiciens. Normand Legault, l'organisateur du Grand Prix, avait un contrat qui prenait fin en 2011, mais Ecclestone a décidé de le laisser tomber du jour au lendemain.

Parce que Legault lui devait de l'argent et parce que Montréal n'était pas assez payant.

«Quand j'ai appris la nouvelle, je me suis dit qu'il devait y avoir une erreur, raconte Raymond Bachand. J'ai essayé de joindre Normand Legault par cellulaire, mais j'ai été incapable. Il était en Allemagne.»

Raymond Bachand a finalement mis la main sur son adjoint, Paul Wilson.

Le lendemain, Wilson s'est retrouvé dans le bureau de Gérald Tremblay avec Michael Fortier et Raymond Bachand. Il leur a brossé un portrait de la situation. Bernie Ecclestone, a-til dit, est sérieux, le Grand Prix est en danger.

«J'en ai fait, des deals dans ma vie, affirme M. Bachand. J'ai tout de suite embauché un comptable et un avocat.»

Et il voulait voir les chiffres.

Il a demandé à Normand Legault s'il acceptait d'ouvrir ses livres. Il a dit oui.

«On voulait parler à Bernie Ecclestone et trouver un promoteur pour remplacer Normand Legault», explique Raymond Bachand.

Deux semaines plus tard, les trois hommes, Bachand, Fortier et Tremblay, partaient à Londres rencontrer Ecclestone. Un épuisant aller-retour. Tremblay et Bachand sont d'ailleurs revenus aphones.

La rencontre a duré deux heures et demie. Ecclestone a été «simple et cordial». Il était seul, sans une armée d'avocats, pour l'aider à arracher ses millions. Cent soixante-quatorze, pour être exacte. En cinq ans. Il exigeait aussi une garantie de la banque ou du gouvernement.

Le trio Bachand-Tremblay-Fortier était prêt à mettre 110,5 millions, dont 10 millions de fonds publics. Ecclestone a refusé. Il est resté inflexible. Et il tenait mordicus à sa garantie. «Il nous a dit: «Je veux 174 millions, débrouillez-vous avec le reste!»» raconte Raymond Bachand.

Les négociations ont traîné pendant un mois et demi. Jamais Ecclestone n'a baissé son prix. Cent soixante-quatorze millions avec une garantie béton. Point final.

«À ce prix-là, ce n'était pas rentable, assure M. Bachand. Guy Laliberté, du Cirque du Soleil, était très intéressé. Il ne voulait pas faire de l'argent, mais il ne voulait pas, non plus, en perdre. Quand il a vu les chiffres, il a renoncé.»

Plus d'une dizaine de promoteurs ont montré de l'intérêt, des Québécois, des Canadiens et même des Américains. «Dès qu'ils voyaient les états financiers, ils reculaient, dit M. Bachand.

Personne, financièrement sain dans sa tête, ne peut accepter de garantir 175 millions.»

* * *

Bernie Ecclestone a juré qu'il aimait Montréal. Le problème, ce n'était pas la ville, mais l'argent. Montréal ne rapportait pas assez de sous.

Bernie Ecclestone est insatiable. Le Grand Prix lui rapporte environ 40 millions par année. Il mène un grand train de vie. «Il a un bateau de 200 pieds et des châteaux à droite et à gauche, m'a raconté une source bien informée. Monsieur a un avion, madame aussi.»

Parlant de madame, Bernie Ecclestone est pris au milieu d'un divorce ruineux. Sa femme, une Croate, vit 179 jours en Angleterre, ce qui lui permet d'éviter de payer des impôts. Il a donc placé 60% de ses biens en son nom. Aujourd'hui, il doit s'en mordre les doigts.

Par contre, il ne risque pas de verser une larme sur Montréal. Les pays pétroliers, riches à craquer, sont prêts à payer des sommes folles pour accueillir le Grand Prix. Ils peuvent bien empiler les millions devant

Bernie, ils n'ont pas de comptes à rendre à leur population.

Et pas de garde-fou contre les Ecclestone de ce monde. Les pauvres.