La pièce Encore une fois, si vous permettez, présentement à l'affiche au théâtre Jean-Duceppe, offre plusieurs plaisirs. Guylaine Tremblay est absolument éblouissante et réussit le pari de succéder à deux autres grandes actrices qui ont interprété Nana avant elle, Rita Lafontaine et Louison Danis. L'autre plaisir est évidemment le texte de Michel Tremblay. J'ai été heureux de réentendre sa langue dans la bouche de ce personnage attachant et coloré inspiré de sa mère.

Mais au fait, Nana est-elle inspirée de sa mère, ou est-elle une copie conforme de celle qui lui a transmis la passion des arts et de l'écriture? On est tenté de croire à la seconde avenue tellement chaque réplique et chaque histoire racontée par Nana semblent avoir été extraites de sa bouche, de sa vie.

À plusieurs moments, Nana parle de sa nièce Lucille et nous dit à quel point elle n'aimait pas cette jeune fille. «C'est pas mêlant, c't'enfant-là me tire l'agressivité du corps», lâche Nana. Je me suis demandé si Michel Tremblay a une cousine qui venait manger tous les samedis soirs à la maison avec ses parents comme il en est question dans la pièce. Je me suis aussi demandé si cette cousine avait vu cette pièce. Surtout, je me suis demandé si ce portrait peu flatteur l'avait blessée.

Tremblay répondrait sans doute que cette cousine est un amalgame de différentes personnes et qu'une large part de fiction entoure le «vrai monde» de son enfance. C'est ce qu'il a souvent dit au sujet de ses très nombreux personnages.

Je vous parle de ce difficile mariage entre réalité et fiction parce qu'un débat fait actuellement rage dans le monde de la littérature française. Un débat qui démontre qu'on va peut-être trop loin dans l'autofiction, un genre qui a connu la consécration il y a quelques années et dont plusieurs auteurs ont fait leur pain bénit.

À l'origine de ce débat, il y a «l'affaire Édouard Louis», ce jeune auteur à succès qui a publié en janvier Histoire de la violence. Dans ce roman, Édouard Louis raconte avoir été violé par un certain Reda pendant la nuit de Noël 2012. À l'époque, l'auteur avait porté plainte à la police, mais celle-ci n'avait jamais retracé le présumé agresseur.

Mais voilà que la police a interpellé le fameux Reda le 11 janvier dernier après avoir identifié celui-ci grâce à un prélèvement d'ADN. Découvrant qu'Édouard Louis relatait cette affaire de viol dans un livre, Reda a décidé de poursuivre l'auteur et son éditeur pour atteinte à la vie privée et à la présomption d'innocence. Il réclamait 50 000 euros en dommages et intérêts.

Vendredi dernier, le tribunal de grande instance de Paris a jugé que la plainte était irrecevable. Le juge a estimé que les passages sur le viol dans Histoire de la violence étaient «insuffisamment caractéristiques» pour que l'on puisse reconnaître l'agresseur et qu'ils pouvaient «s'appliquer à un très grand nombre d'individus». La prochaine étape sera maintenant le procès pour viol au pénal.

Si la poursuite contre Édouard Louis est tombée, plusieurs causes similaires ont mené à des condamnations ces derniers mois en France. Marcela Iacub a dû payer 50 000 euros pour avoir utilisé Dominique Strauss-Kahn dans son conte érotique Belle et bête. De plus, l'éditeur a reçu l'ordre d'ajouter un encart dans chaque exemplaire du livre mentionnant l'atteinte à la vie privée. Lionel Duroy a été condamné à verser 10 000 euros à son fils qui apparaît dans Colères. Christine Angot a dû verser 40 000 euros à Élise Bidoit, l'ancienne compagne et mère des enfants de son conjoint, qu'elle écorche dans son roman Les petits. Quant à Patrick Poivre d'Arvor, il en appelle d'une condamnation à verser 25 000 euros à Agathe Borne, son ex-conjointe, qu'il a installée dans son roman Fragments d'une femme perdue.

L'utilisation d'une personne réelle n'est pas une pratique nouvelle en littérature. Ce qui a changé, c'est la protection qui entoure la vie privée. Celle-ci est devenue très forte et explique cette montée foudroyante des poursuites.

Ce climat crée une gêne de plus en plus grande chez les auteurs, qui se demandent s'ils peuvent encore utiliser un personnage réel dans leurs romans.

Interviewé récemment à ce sujet par L'Obs, l'auteur Jean-Marie Rouart n'a pas caché son indignation. «Cette judiciarisation de la littérature est un grand scandale. Mme de Warens aurait donc dû poursuivre Rousseau, qui révélait le ménage à trois des Charmettes et divulguait qu'elle avait suborné un mineur? Voudrait-on voir Proust crouler sous les procès de Montesquiou et de la comtesse de Chevigné? [...] On nage en plein ridicule.»

Les juges qui ont à se pencher sur ces cas doivent regarder de près deux valeurs importantes: le droit à la vie privée et le droit à la liberté d'expression. Ces droits sont fondamentaux, mais ne font pas toujours bon ménage. Après quoi, les juristes s'attardent sur la facilité à identifier les personnes concernées et la véracité des faits avancés.

Édouard Louis a été habile. Il a évité une condamnation. Si ce qu'il relate est vraiment arrivé, il a réussi à faire une transposition de ce drame dans un contexte de fiction. C'est ça, le propre de l'écrivain: s'emparer de ces moments de vérité et les faire plonger de l'autre côté du miroir.

Guylaine Tremblay a raconté que durant les répétitions d'Encore une fois, si vous permettez, elle posait beaucoup de questions à Michel Tremblay au sujet de sa mère. À un moment donné, Tremblay lui a demandé d'oublier sa mère et de voir Nana comme un personnage à part entière. Il libérait ce personnage, même s'il venait de ses entrailles, et l'offrait à la comédienne. Voilà le cruel abandon auquel l'auteur doit se soumettre. Et voilà l'inéluctable mystère qu'il doit faire régner sur l'origine de ses personnages. Les lecteurs veulent rêver, c'est tout. Et ce n'est pas DSK qui est capable de cela.