Marie-Maude Denis est arrivée souriante et décontractée au café où on avait rendez-vous. Rien chez elle ne laissait entrevoir le stress qui l’habite depuis plusieurs mois et qui a triplé au début de la semaine lorsque la Cour suprême a annoncé qu’elle statuerait enfin au sujet de la protection des sources journalistiques. « C’est sûr que je suis fébrile, dit-elle. Mais comme je ne peux rien contrôler, je gère bien cela. »

Depuis mai dernier, l’animatrice de l’émission Enquête attend avec impatience cette décision de la plus haute cour du pays. « J’ai appris récemment que, peu importe la décision, on allait appeler ce jugement “arrêt Denis”, reprend-elle. C’est sûr que je n’ai pas tellement envie d’entendre pendant 25 ans qu’à cause de l’arrêt Denis, un journaliste doit dévoiler ses sources lors d’un procès. »

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

La journaliste Marie-Maude Denis conteste un jugement de la Cour supérieure du Québec qui l’oblige à révéler ses sources. Les neuf juges de la Cour suprême rendront leur décision demain.

La décision que rendront les neuf juges de la Cour suprême est liée au procès de Marc-Yvan Côté, ancien ministre et ex-vice-président de la firme de génie-conseil Roche. À la suite de révélations dans deux reportages réalisés par Marie-Maude Denis pour le compte de l’émission Enquête, les procureurs de l’accusé ont exigé que la journaliste dévoile ses sources.

Cette demande a été rejetée par la Cour du Québec. La Cour supérieure a toutefois infirmé ce jugement et autorisé la divulgation des sources journalistiques confidentielles. Pour protéger leur journaliste et défendre la protection des sources journalistiques, les avocats de Radio-Canada ont alors décidé de se tourner vers la Cour d’appel, qui a jugé qu’elle n’avait pas la compétence pour entendre ce dossier. C’est ainsi qu’en août 2018, la Cour suprême du Canada a annoncé qu’elle se saisirait de ce dossier.

La décision qui sera rendue demain est donc très importante pour l’avenir du journalisme et de la protection des sources. Marie-Maude Denis en est bien consciente.

« Je reçois un appui absolument incroyable de la part de mes collègues journalistes. Et cela vient de partout au pays. »

— Marie-Maude Denis

Je demande à Marie-Maude Denis si, au cours des derniers mois, ses « sources » ont occupé ses pensées. « Je pense à ces gens tous les jours, dit-elle. Je n’ai pas pris contact avec eux depuis le début de cette affaire, mais je me demande ce qu’ils pensent de tout cela, comment ils vivent cela. Ont-ils peur ? Ces gens ont pris des risques importants en me parlant. Je veux juste qu’ils soient heureux d’avoir fait le geste qu’ils ont fait. »

Marie-Maude Denis a bon espoir que le jugement sera favorable à la protection des sources. Mais si jamais il ne l’était pas… « C’est sûr que si on perd, je vais avoir une décision personnelle très importante à prendre. Radio-Canada désire que ses employés se conforment à la loi. J’ai la plus grande confiance en notre système judiciaire. Mais en même temps, je ne me vois pas une seconde révéler mes sources. »

Une jeune vieille

J’ai connu Marie-Maude Denis lorsqu’elle avait 17 ans. J’animais le retour à la maison à la radio de Radio-Canada, à Gatineau-Ottawa. Étudiante en communications et en théâtre à l’Université d’Ottawa, elle roulait des affiches qu’elle remettait aux visiteurs du Salon du livre de l’Outaouais lorsque je l’ai croisée.

Il y a eu un déclic ! Je lui ai tout de suite confié une chronique hebdomadaire où elle abordait la réalité des jeunes. Au bout de trois mois, elle est venue me voir pour me dire qu’elle trouvait ça plate, parler des jeunes. « C’est vrai que j’ai toujours été une jeune vieille, dit-elle. Je remarque d’ailleurs que plusieurs de mes bons amis sont nettement plus âgés que moi. »

Après ses études à Ottawa, elle a enchaîné avec une formation en journalisme à l’Université Laval. Alors qu’elle occupait un emploi de journaliste à Québec, pour Radio-Canada, elle a appris que l’on tentait de pourvoir le poste laissé vacant par le journaliste judiciaire Alexandre Dumas. « Peux-tu croire que ça n’intéressait personne ? J’ai sauté là-dessus. »

Puis un jour, elle a reçu une enveloppe brune, une bonne vieille enveloppe brune anonyme contenant de l’information juteuse comme en rêve tout bon journaliste. Elle est allée voir l’équipe d’Enquête, qui lui a ouvert toute grande la porte. De reporter, elle est devenue coanimatrice de l’émission avec Isabelle Richer. Depuis deux ans, elle assure seule la présentation de ce rendez-vous du jeudi soir, en plus de réaliser des enquêtes.

Côtoyer les méchants

Interviewée par ma collègue Nathalie Collard il y a une dizaine d’années, Marie-Maude Denis lui avait confié qu’elle ne connaissait pas la peur. Après des douzaines et des douzaines de rencontres avec des gens mal intentionnés, où en est-elle avec cette peur ? « Ça n’a pas changé, dit-elle. Mais il y a des fois où je me dis que je devrais peut-être avoir peur. »

À un certain moment, j’ai côtoyé des gens très méchants, très brillants et qui avaient des moyens illimités. Mais encore là, comme je n’ai aucun contrôle là-dessus, je ne ressens pas la peur.

Marie-Maude Denis

À l’instar de Patrick Lagacé, Alain Gravel, Isabelle Richer et Denis Lessard, Marie-Maude Denis a été la cible de mandats d’accès au registre d’appels entrants et sortants de son téléphone. Sur le coup, cela l’avait profondément déstabilisée. La journaliste arrive aujourd’hui à relativiser les choses. « Je suis consciente que je vis dans une maison de verre, dit-elle. Mais au fond, quand on regarde ça, qui a vraiment une vie privée aujourd’hui ? »

Entre deux éclats de rire francs et sonores, Marie-Maude Denis me parle de son rôle de journaliste, de la passion qu’elle vit le matin quand elle se rend dans la grande tour du boulevard René-Lévesque. « J’aime découvrir des faits, convaincre quelqu’un de me donner une entrevue… Oui, je me fais parfois donner une claque sur la gueule, mais j’aime me ressaisir et trouver le filon que je cherchais. »

Et patauger tous les jours dans des sujets lourds et scabreux, ça ne devient pas éreintant à la longue ? « Un patron avait dit à Alain Gravel quand il animait Enquête : “Pourquoi vous ne faites pas des enquêtes positives ?” Nous étions tous découragés d’entendre ça. Quand on y pense, toutes nos enquêtes sont positives. Elles changent les choses, elles font avancer les choses. Du moins, j’ai la naïveté de croire cela. »

La véritable peur

Plusieurs fois au cours de notre rencontre, Marie-Maude Denis a eu de bons mots pour ceux qui font partie de l’équipe d’Enquête. « Quand je quitte le bureau le soir, je leur dis : “Au revoir, mes beaux collègues d’amour !” On s’aime et on se tient ensemble. Je suis tellement chanceuse de faire ce travail. Il n’y a pas beaucoup de job comme celui-là au Québec. »

Toujours sur le thème de l’amour et de la passion, elle sort son téléphone et me montre des photos récentes de son fils de 6 ans. Avec des taches de rousseur que la nature a savamment disposées sur ses joues, il ferait un fabuleux Tom Sawyer au cinéma. « En fait, la seule chose dont j’ai peur dans la vie, c’est de rater mon coup avec mon fils. Son arrivée a changé mon rapport avec l’enquête. Les gens malhonnêtes que je côtoie ont tous été des bébés doux et lisses comme mon fils. Que s’est-il passé après ? Ces questions me préoccupent beaucoup en ce moment. »

Peu importe la décision que la Cour suprême rendra demain, Marie-Maude Denis aura un souper à préparer pour son petit bonhomme. « Ça replace les choses, confie-t-elle. Mais c’est sûr que si c’est favorable, il y aura un scotch après. » Et non loin d’elle, il y aura son nouvel amoureux, le docteur Stanley Vollant, pour lequel elle a appris à dire « je t’aime » en langue innue.

Cette décision est évidemment très attendue par le milieu journalistique. Marie-Maude Denis se prépare à vivre une grosse journée. Mais elle redoute que cela prenne la forme d’un « entrefilet » au Québec. En bonne journaliste qu’elle est, elle voit les choses venir de loin. « Il ne faut pas oublier qu’il y aura la marche pour le climat cette journée-là. À côté de Greta, je ne fais pas le poids », dit-elle en riant.

Chronologie des événements

Avril 2012

Le reportage « Anguille sous Roche » est diffusé.

Décembre 2015

Le reportage « Ratures et rupture » est diffusé.

Mars 2016

L’ancien ministre et ex-vice-président de Roche Marc-Yvan Côté de même que l'ancienne vice-première ministre Nathalie Normandeau, son ex-chef de cabinet Bruno Lortie, Mario W. Martel et France Michaud, de la firme Roche, ainsi que l’ancien maire de Gaspé François Roussy sont arrêtés par l’UPAC dans le cadre d’une enquête portant sur l’octroi de financement politique en échange de subventions.

Janvier 2018

Lors d’un procès qui s’ouvre à la Cour du Québec, l’avocat de Marc-Yvan Côté souhaite contraindre Marie-Maude Denis à témoigner afin de connaître l’identité des sources à la base de ses reportages. Le juge rejette la demande.

Mars 2018

L’avocat de Marc-Yvan Côté s’adresse à la Cour supérieure pour lui demander d’infirmer la décision.

22 mars 2018

La Cour supérieure autorise la révélation de l’identité des sources confidentielles de la journaliste.

Avril 2018

La Cour d’appel détermine qu’elle n’a pas la compétence d’entendre l’appel.

Août 2018

La Cour suprême du Canada accepte de trancher ce litige.

Mai 2019

La Cour suprême du Canada prend la cause en délibéré après avoir entendu les arguments des parties.

27 septembre 2019

Les neuf juges de la Cour suprême rendront leur décision.