Nous étions une bonne centaine, installés sur notre tapis, à attendre qu’il se passe quelque chose. À part quelques rares habitués, nous étions très curieux de savoir comment les choses allaient se dérouler.

Tout à coup, à 17 h 29, une minute avant le début du cours, nous les avons enfin entendus. Tels des rock stars qui aguichent leurs fans depuis les coulisses, ils se sont fait entendre !

Bêêê ! Bêêê ! Bêêê !

Les moutons ! Ce sont les moutons ! Où sont les moutons ?

Mardi soir, dans un lieu isolé du parc Maisonneuve qu’on appelle Le Repaire de Biquette, j’ai pris part à un cours de yoga en compagnie de quelques moutons. Ils étaient huit. Deux chèvres et quelques poules les soutenaient au loin.

Après nous avoir expliqué le déroulement du cours et indiqué la présence d’un linge humide au cas où une brebis aurait envie de se soulager sur notre tapis, la responsable a donné la parole à la prof de yoga.

Celle-ci, du Yoga Club, a immédiatement imaginé pour nous un enchaînement de postures, dont celles du chien et du chat. C’est à ce moment-là que les bêtes (les vraies) ont commencé à circuler parmi nous. Certains participants ont abandonné leurs mouvements pour les caresser, d’autres les ont regardées déambuler avec un sourire béat.

Un mouton, en pleine crise d’adolescence, dont le bêlement n’est pas encore placé, a poussé de curieux sons. Ça a fait rire tout le monde.

On ne savait plus si on était excité de faire du yoga en plein air, excité d’être parmi quelques moutons ou excité d’être excité. En tout cas, la concentration a souvent pris le bord.

C’est au moment où nous faisions tous la posture de l’enfant que mon esprit s’est mis à vagabonder. (Qu’est-ce qu’il a à me regarder comme ça, ce mouton ? Il a un drôle d’air. Il va me foncer dessus, ou quoi ? Est-ce qu’elles ont des puces, ces bêtes ? Snif ! Snif ! Ça sent quoi ? Ça sent la ferme !)

Inévitablement, certaines questions ont commencé à virevolter dans ma tête. Cette forme de « campagnardisation » de la ville, ça ne serait pas un peu ridicule ? Cette idée d’offrir la ruralité aux citadins, n’est-ce pas totalement illusoire ? Une ville devrait-elle rester une ville ? Mais qu’est-ce qu’une ville au fond ?

J’ai alors pensé au commentaire d’un collègue quand je lui ai fait part de mon projet d’aller ouvrir mes chakras avec des brebis : « Tu sais, les gens de la campagne, ils ne font pas de yoga avec leurs chèvres. »

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Plusieurs grandes villes européennes et nord-américaines multiplient depuis quelques années des initiatives afin de doter leur milieu d’une « dimension humaine ». Montréal n’échappe pas à cette tendance.

Comme je le disais, il y a cette idée de greffer au cadre urbain dans lequel on est plongé un rappel de la campagne. On aime rappeler aux villes qu’elles n’ont pas toujours été faites de béton. La création de poulaillers, de potagers urbains ou de ruches d’abeille (sur des toits d’édifices) en est un bon exemple.

Il y a aussi le concept des tiers lieux (communs urbains ou urban commons) qui prend une ampleur considérable. Vous ne connaissez peut-être pas le nom de cette thèse créée par le sociologue américain Ray Oldenburg au début des années 90, mais vous pouvez l’observer partout en ce moment. Des endroits comme Vancouver, Seattle (magnifique laboratoire de ce que je décris), Los Angeles et Chicago en sont les précurseurs.

Les tiers lieux sont des zones de rencontre et de partage (cette notion est importante) qui viennent tout juste après la maison et le travail. Dans une autre chronique, je vous ai parlé des bibliothèques qui symbolisent parfaitement cela. Elles sont maintenant désignées comme le « 3e lieu ».

> Lisez « Le troisième lieu »

L’idée des tiers lieux est de créer des zones d’ancrage (espaces collaboratifs ou de coworking, jardins communautaires, événements éphémères, etc.) qui vont rassembler les citoyens et leur procurer un sentiment d’appartenance et de sécurité. L’occasion est idéale pour y greffer des notions de participation citoyenne, d’économie sociale et de préoccupation environnementale.

Certains d’entre vous doivent se dire en ce moment que tout cela sent le macramé-granola et la laine de mouton à plein nez ! C’est exactement ce que j’ai pensé la première fois que j’ai entendu parler de cours de yoga avec des chèvres et des brebis.

En fait, le but de ces tiers lieux et de ces rappels de la campagne est de créer des rites de sociabilité, car, vais-je vous surprendre, l’humain a sérieusement perdu cette habileté au cours des dernières décennies. Pire encore, il n’a plus le sentiment d’appartenance qu’il a déjà eu autrefois pour son milieu, grand ou petit.

C’est fou de voir comment la conception des grandes villes, qui, au début des années 60, n’en avait que pour les viaducs et les gratte-ciel, est en train de céder la place à une approche beaucoup plus proche… des perrons d’église.

La semaine dernière, je marchais dans mon quartier quand, pouf ! je suis tombé sur un marché public. En discutant avec les gens, j’ai appris que ce marché avait lieu une fois par semaine à cet endroit, toujours à la même heure, et que le reste du temps, il se déplaçait dans d’autres quartiers de Montréal. Pendant quatre ou cinq heures, une parcelle de mon quartier est complètement transformée.

Et que se passe-t-il alors ? Exactement ce qui se passait autrefois sur les perrons d’église. L’anonymat tombe. Les masques aussi.

Les observateurs de ce phénomène affirment que cette transformation des villes ne fait que commencer et qu’elle prendra beaucoup d’ampleur. Cela laisse présager de beaux jours pour la nouvelle génération d’urbanistes qui voient là-dedans un geste révolutionnaire de la part des citoyens qui veulent se réapproprier leur milieu, leur ville.

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Mais revenons à nos moutons ! Ai-je aimé l’expérience ? Vais-je y retourner ?

Honnêtement, j’ai trouvé que les moutons étaient un appât marketing. Pour les intégrer à notre groupe, il fallait avoir recours à un jeu de séduction. En effet, nos quadrupèdes étaient nettement plus attirés par le sac de moulée que tenait l’une des responsables que par notre sourire de moine tibétain. Cette mise en scène m’a déçu.

En revanche, j’ai adoré me retrouver avec une centaine de gens, yogis ou pas, dans des herbes hautes, sous le bruissement des feuilles à chercher l’équilibre sur la jambe gauche alors que le bras droit s’étire vers un avion venant de quitter Dorval. Pour cela, j’y retournerais avec plaisir.

Namasté, tout le monde !

Info : Cours de yoga avec moutons, les mardis à 17 h 30, dans le parc Maisonneuve, à l’angle du boulevard Rosemont et de la 31e Avenue, au Repaire de Biquette. Contribution volontaire.