La présence du court métrage Detainment dans l'actuelle course aux Oscars suscite en ce moment une grande controverse en Europe, particulièrement en Angleterre. La raison est fort simple. L'histoire de ce court métrage de 30 minutes est basée sur la cauchemardesque affaire survenue en 1993 dans une ville près de Liverpool lorsque deux garçons de 10 ans ont enlevé et sauvagement tué un bambin de 2 ans.

Ce film du réalisateur irlandais Vincent Lambe est parmi les finalistes de la catégorie du meilleur court métrage. N'ayant pas été consultés, les parents de la victime, pour qui la douleur demeure toujours grande 25 ans après les faits, sont en colère et ont demandé le retrait du film des Oscars et l'arrêt immédiat de sa diffusion. Malgré une pétition signée à ce jour par environ 200 000 personnes, l'Academy of Motion Picture Arts and Sciences et le réalisateur font la sourde oreille au nom de la liberté d'expression.

Avant de voir le film, moi aussi j'avais en tête les précieux principes de la liberté d'expression. Mais après l'avoir vu (il n'est pas encore arrivé au Canada), ces principes sont allés se réfugier dans d'autres considérations, des choses qui ressemblent à l'humanité, au respect, au gros jugement.

Vincent Lambe, qui affirme que son film est basé sur les retranscriptions de l'interrogatoire des deux jeunes meurtriers par les policiers lors de leur arrestation, situe l'action quelques jours après le meurtre survenu dans la ville de Bootle. Le 12 février, après avoir fait les 400 coups une bonne partie de la journée, Robert Thompson et Jon Venables décident de kidnapper James Bulger, un garçonnet qui patientait devant une boutique d'un centre commercial pendant que sa mère réglait un achat à la caisse.

Thompson et Venables ont pris le garçon comme on s'empare d'un jouet. C'est d'ailleurs ce qu'ils ont fait avec le petit James : ils ont joué avec lui. Et quand ils en ont eu marre de leur jouet, ils l'ont amené à l'écart de la ville et là, sur une voie ferrée, l'ont violemment frappé avec des briques. Ils ont laissé le corps inanimé de James sur les rails avant qu'il ne soit coupé en deux par un train. Trahis par des caméras de surveillance, les deux assassins ont été arrêtés quelques jours plus tard. 

Alors que l'on croyait au départ faire face à des adolescents, on a découvert avec stupeur que les assassins avaient 10 ans.

En nous faisant passer d'une salle d'interrogatoire à une autre (la police avait séparé Thompson et Venables), on assiste à l'arrivée du difficile et terrible aveu. Pendant les 30 minutes que dure le film, on a la gorge nouée devant cette inexplicable horreur. Une horreur qui se lit sur tous les visages : chez les deux garçons qui réalisent tout à coup la gravité de leur geste, chez les parents pour qui tout s'écroule autour d'eux, et même chez les policiers qui semblent être complètement dépassés par les événements.

Ce film est l'une des choses les plus troublantes qu'il m'a été permis de voir. Durant le visionnement, je n'avais qu'une question : pourquoi? Pourquoi Vincent Lambe a-t-il tenu à faire subir cela aux spectateurs? Le sentiment que l'on éprouve est tellement désagréable que l'on se questionne sur les motifs qui l'ont poussé à faire ce film. Aucun réalisateur ne veut rebuter son public, à moins qu'il ne s'agisse d'une «expérience sensorielle» destinée à une galerie ou à un musée d'art contemporain. Pourquoi Vincent Lambe veut-il nous faire endurer ce supplice? Désire-t-il simplement attirer l'attention sur lui et sa jeune carrière de cinéaste?

Le problème avec le film de Vincent Lambe, c'est qu'il est dépourvu de point de vue. On n'apprend rien sur les raisons qui expliquent ce geste. On ne sait rien de la vie des deux garçons, du vide qu'ils connaissent. Car il devait y avoir un vide dans leur vie pour en arriver à ne plus démêler la réalité et la fiction. L'une des clés qu'offre subtilement le réalisateur se trouve (peut-être) dans le rôle des pères. Car si les garçons finissent par craquer et pleurer en allant se réfugier dans les bras de leurs mères, l'un d'eux se met tout à coup à frapper son père à grands coups de poing pour exprimer sa rage.

Pour le reste, Detainment nous offre une sordide séance de voyeurisme. 

Les scènes d'interrogatoire sont entrecoupées d'autres qui nous montrent l'enlèvement, le parcours des trois enfants (ils ont marché plusieurs kilomètres durant la journée) et, finalement, le meurtre. Un supplice...

Maintenant que j'ai vu le film, je comprends la réaction des parents de James Bulger, Denise Fergus et Ralph Bulger. Personne ne leur a demandé la permission de s'emparer de cette chose qui a brisé leur vie à tout jamais, et paf! On rouvre toute grande leur plaie pour la projeter sur un écran géant.

Vous me direz que ce n'est pas la première fois que le drame de certaines personnes, célèbres ou pas, nourrit l'art et les médias. Cette horreur, à force de la côtoyer, on finit par croire qu'elle appartient à tout le monde et qu'elle doit être montrée. Avez-vous tenté d'imaginer le nombre de fois où Jackie Kennedy a vu, bien malgré elle, la tête de son mari éclater dans la limousine qui déambulait dans les rues de Dallas?

Cette horreur-là, qui s'infiltre dans nos vies, on se la passe au ralenti pour mieux la sentir, pour mieux se gargariser des moindres détails. Et quand on ne dispose pas d'images de cette horreur, on les fabrique. On les crée sans se poser de questions, sans se préoccuper du mal qu'on fera en les montrant. On braque ça sous les yeux des gens au nom de la liberté d'expression.

Je ne sais pas si Detainment remportera l'Oscar du meilleur court métrage le 24 février. Au-delà du sentiment qu'il procure d'exploiter sans scrupule la douleur humaine, le film est quand même bien réalisé, bien mené. De plus, l'interprétation d'Ely Solan, dans le rôle de Jon Venables, est absolument renversante. La compétition dans cette catégorie est très forte. Mais disons que si le prix va à l'un des deux films québécois (Marguerite de Marianne Farley ou Fauve de Jeremy Comte), la victoire ne sera que plus grande.