Un ami a très bien résumé la situation. Pour évoquer l'une des grandes difficultés que certains Québécois éprouvent avec la langue française, il a choisi l'exemple d'Occupation double Grèce (je sais, il a pris un exemple facile) et a déclaré : « Quand ils parlent, on dirait que les conjonctions n'existent pas. »

Cet ami a entièrement raison. Je remarque également ce phénomène lors d'entrevues ou de reportages en direct. On n'exploite pas la valeur et le rôle des conjonctions. Ou alors on a recours aux mauvaises conjonctions.

Les conjonctions sont des liants. Elles font en sorte qu'une phrase s'élance et déploie ses ailes. Je l'ai déjà écrit, je trouve que beaucoup de Québécois s'expriment de manière hachurée. Je ne m'attends pas à ce que l'on construise des phrases à la manière des romans de Proust, mais disons qu'au fil du temps, nous en sommes arrivés à parler par « p'tits bouttes ».

« J'veux pas que ton aventure, toi, soit moins belle, ben, à cause, on a gardé des gens avec qui on a moins d'affinités. On a eu un bon moment aussi pour parler, peut-être, de certains points durant l'aventure, où que peut-être ça avait plus accroché, ou tsé, ils m'vouaillent un allié avec Renaud. »

Ces onomatopées ont été prononcées textuellement (je le jure sur la tête de mon père) par l'un des participants d'Occupation double Grèce cette semaine à la télévision. Ce moment a été choisi parmi plusieurs autres qui sont similaires. J'écoute cela et je me dis que ce n'est pas normal qu'un homme de 25 ans s'exprime ainsi devant des centaines de milliers de téléspectateurs.

On ne comprend pas ce que ce gars veut dire, mais on devine son intention. C'est ça le problème avec la langue française au Québec. On en est venu avec le temps à se contenter de deviner l'intention de nos interlocuteurs.

LA DÉFENSE DU « BON PARLER FRANÇAIS »

J'avais en tête la réflexion de mon ami quand je me suis plongé dans la lecture d'un ouvrage biographique consacré à Yvonne Duckett, alias Madame Audet. Oui, oui, la fameuse Madame Audet, celle qui a vu défiler dans son sous-sol des années 30 à 60 des centaines d'enfants qui venaient suivre ses cours de diction.

Madame Audet est une célèbre inconnue. Beaucoup de gens savent qu'elle a joué un rôle capital dans la carrière de plusieurs artistes québécois, mais peu connaissent sa vie, sa personnalité, son tempérament. Et du tempérament, la dame en avait.

De stature imposante, cette Montréalaise d'origine irlandaise (sa chevelure rousse la trahissait) avait du panache. Mariée au dentiste Jean-Louis Audet (de là le changement de nom), elle fut une pionnière du théâtre et de la radio au Québec. Mais par-dessus tout, elle avait à coeur la défense du « bon parler français ».

Découvrant un jour leurs effets personnels sur le trottoir pour cause de loyers impayés, les Audet ont dû donner un coup de barre à leur vie. Inspirée par le Conservatoire Lassalle créé par Eugène Lassalle, auquel elle collaborait, Madame Audet décide alors de créer son Petit conservatoire et d'offrir des cours de diction et de théâtre aux enfants.

Situé au sous-sol du nouvel appartement des Audet, au 3959, rue Saint-Hubert, le Petit conservatoire est vite devenu un lieu de rendez-vous pour les bouts d'chou désireux d'apprendre les rudiments du théâtre, un art qui ne s'enseignait guère dans les années 30.

Il est impressionnant de voir le nombre de comédiens, de chanteurs et d'animateurs ayant connu plus tard la célébrité qui ont reçu les précieux conseils de Madame Audet.

Aimée Sylvestre (Dominique Michel), Béatrice Picard, René Caron, Marjolaine Hébert, Monique Miller, Pierre Bourgault, Yvette Brind'Amour, Albert Millaire, André Montmorency, et, plus tard, André Brassard, Denise Bombardier et Robert Charlebois furent des élèves attentifs. Tous aiment à dire et à redire à quel point ils doivent beaucoup à cette femme.

L'un de ces élèves avait 9 ans quand, intrigué par ce qu'il entendait de la fenêtre du sous-sol de Madame Audet, il a voulu faire partie des enfants qui venaient apprendre à bien dire les comptines. La rencontre entre l'intimidante professeure et le garçon est relatée dans le livre : 

- Comment t'appelles-tu mon p'tit ? Dis-moi ton nom ?

- Gaétan...

- Gaétan comment ?

- Gaétan... brèche, marmonna-t-il, timidement.

- Plus fort, mon petit. Je ne t'entends pas.

- Gaétan Labrèche

Au-delà des rudiments de la phonétique, il y avait chez Madame Audet le désir de faire comprendre aux « Canadiens français » qu'ils ne devaient pas craindre leur langue, qu'ils ne devaient pas avoir peur de bien s'en servir et de la parler fièrement. La lecture de ce livre nous aide à comprendre le véritable rôle qu'a joué cette femme dans la survie de notre culture.

Il nous permet également de découvrir les traits de sa véritable personnalité. Si elle pouvait être sévère et intransigeante, Madame Audet avait un coeur grand comme le fleuve Saint-Laurent. On raconte qu'elle gardait près d'elle une petite boîte de bois dans laquelle elle entassait les billets que les enfants lui donnaient (quand ils le pouvaient), pour la rémunérer.

Quand Madame Audet s'apercevait qu'un élève vivait dans la pauvreté, elle s'arrangeait pour laisser la boîte près de lui et quittait la pièce quelques instants. Cela permettait à l'enfant « d'emprunter » subrepticement un dollar pour aider sa famille.

Il faut saluer le travail de Muriel Gold, historienne du théâtre québécois, qui a réalisé cet ouvrage. Cette biographie n'aura sans doute pas un retentissement médiatique semblable à celui dont jouissent actuellement certaines personnalités québécoises qui osent raconter leur courte vie, mais elle est une pierre importante à l'édification de notre histoire.

Ce livre nous rappelle qu'il y a eu autrefois des hommes et des femmes qui ont défendu avec vigueur et amour notre langue et notre culture. Ces pionniers n'ont pas eu peur de dire qu'il fallait non seulement continuer de s'exprimer en français, mais également bien le faire.

J'ai parfois l'impression que ceux qui marchent dans les pas de Madame Audet se font rares aujourd'hui. Où sont-ils ? Où se cachent-ils ? On a tellement besoin d'eux. Surtout dans un certain loft situé en Grèce...

Plus fort ! - L'histoire de Madame Audet 

Muriel Gold

Bouquinbec

156 pages

VENEZ RENCONTRER MARIO GIRARD

Mario Girard sera présent, aux côtés de nombreux chroniqueurs et journalistes de La Presse comme Philippe Cantin, Nathalie Petrowski, Marie-Claude Lortie, Hugo Dumas et Yves Boisvert, lors d'une soirée spéciale qui présentera les coulisses des grands reportages qui ont marqué l'année 2018. Directeurs de l'information, photographes et artisans qui créent chaque jour La Presse+ seront également dans la salle avec vous, pour échanger sur leur métier et répondre à vos questions. La rencontre aura lieu au Mtelus, à Montréal, le jeudi 6 décembre à 19 h 30.