« Alors, ça vous a choqué ? », m'a demandé Fabrice Thomas, en s'asseyant devant moi, sourire en coin. L'ex-chauffeur privé et amant d'Yves Saint Laurent faisait référence aux scènes sexuelles explicites qu'on retrouve dans son livre Saint Laurent et moi - une histoire intime.

Non, la description des jeux sado-maso en compagnie de l'icône française de la mode ne m'a pas heurté. J'en connaissais suffisamment sur la vie du célèbre couturier pour savoir qu'il n'était pas du genre à faire de la broderie, le soir, au coin du feu.

Je me suis toutefois demandé pourquoi Fabrice Thomas, qui fut à la fois le compagnon, le protecteur, le confident et le « flagelleur » du prince de la haute couture, est allé aussi fort dans les détails.

« Parce que c'est la réalité », m'a dit Fabrice Thomas.

« Moi, personnellement, je n'ai pas de tabous. Saint Laurent était un être humain derrière l'image mythique qu'on a faite de lui. »

J'ai proposé de rencontrer Fabrice Thomas à Lachute, là où il vit depuis neuf ans. Tuque enfoncée jusqu'aux oreilles, yeux bleus transparents, le gaillard qui m'a ouvert la porte de sa maison avant de m'entraîner dans un petit café vit aujourd'hui loin de sa France natale, de l'enfance difficile que son père lui a fait vivre, de la relation trouble qu'il a vécue avec Yves Saint Laurent et, surtout, avec Pierre Bergé.

Car avant de devenir « l'amant dominateur » de Saint Laurent, Fabrice Thomas a été « l'objet sexuel » du génie d'affaires derrière l'empire YSL, Pierre Bergé. S'il y a une chose qui choque dans ce livre, c'est plutôt le portrait que Fabrice Thomas fait de celui qui a tenu les brides de la maison pendant plus de quatre décennies avant de mourir en septembre dernier.

Bergé et Saint Laurent ne vivaient plus ensemble quand Fabrice Thomas a été engagé par « le patron » comme chauffeur pour les boutiques Rive Gauche. Au départ, Fabrice, âgé de 29 ans, taillé dans le roc et suscitant le désir partout sur son passage, avait comme rôle de livrer les vêtements aux riches clientes.

« LE PETIT MANÈGE »

Avant son embauche, Fabrice Thomas avait reçu un avertissement de son père : « Je te préviens, tu devras passer par le petit manège », avait dit le paternel. Ce dernier, déjà employé par la maison depuis de nombreuses années, en savait quelque chose. Ce père, qui fut d'une violence inouïe avec la mère de Fabrice, avait lui-même été le compagnon des jeux particuliers de Bergé.

La relation entre Fabrice Thomas et Pierre Bergé a duré quelques années. Puis un jour, après avoir croisé à quelques reprises Fabrice Thomas, Saint Laurent l'a voulu pour lui tout seul. « Je veux une histoire avec Fabrice », a dit Saint Laurent à Bergé. Il a dit cela comme un enfant dirait : « Je veux ce jouet ! » Les rôles se sont inversés. Fabrice Thomas s'est alors mué en celui qui domptait.

Durant cette période, de 1989 à 1992, Saint Laurent n'allait pas bien, vraiment pas bien. Fabrice Thomas l'a forcé à suivre des cures de désintoxication. C'était l'un de ses mandats. Quand il ne buvait pas ou ne sniffait pas, le créateur se bourrait de neuroleptiques qu'il prenait à « dose d'éléphant ».

Saint Laurent était alors une loque humaine, un être brisé qui vivait terriblement isolé. « Yves était faible, fragile... me dit Fabrice Thomas, en s'arrêtant. Excusez-moi, ça m'émeut encore de repenser à cela. »

LE MIRACLE DE LA CRÉATION

Pour Bergé, ce qui comptait, c'était que les cinq collections annuelles (deux de haute couture, deux de prêt-à-porter et une de croisière) aient lieu. Mais malgré la forte pression du patron et des dizaines de premières d'atelier et de couturières qui attendaient fiévreusement les croquis, Saint Laurent étirait le temps.

Et puis, contre toute attente, il se mettait un matin à dessiner dans un état se rapprochant de la transe, raconte Fabrice. 

Dans ces semaines où il voyait Saint Laurent « souffrir atrocement » et « vieillir de cent ans en quinze jours », le jeune amant assistait à un rare spectacle, celui du miracle de la création.

C'était ensuite la course contre la montre jusqu'au défilé. Saint Laurent était un homme abîmé, malade, cassé, mais son génie répondait présent chaque fois qu'il était interpellé.

Saint Laurent et Bergé ont cessé de vivre ensemble en 1976 à la suite d'un évènement sur lequel les biographes sont toujours demeurés flous. Fabrice Thomas prétend que l'incident en question tourne autour d'une dispute au cours de laquelle Saint Laurent aurait brandi un bronze en direction de Bergé.

On a toujours cru que Bergé et Saint Laurent étaient ensuite restés en bons termes. Selon Fabrice Thomas, ce fut la guerre froide entre les deux amants mythiques pendant des années.

Des employés des ateliers ont eu la surprise de découvrir un jour le mot « fumier » gravé sur le capot de la voiture de Bergé. Selon Fabrice Thomas, Saint Laurent aurait gratifié le véhicule de Bergé de son talent de dessinateur en utilisant une clé.

UN DÉMON

Fabrice Thomas ne porte pas Bergé dans son coeur, c'est évident. « Pour moi, c'est un démon, me dit-il. Ce qu'il avait entre les mains, il l'a cassé. Il a broyé mon père, il m'a broyé, Saint Laurent, il l'a vampirisé. Je ne lui retire pas son génie en marketing, mais, dans la vie privée, c'était un monstre. »

Le litige que les deux hommes ont eu au sujet de 380 dessins offerts par Saint Laurent, selon ce que Fabrice Thomas a toujours affirmé, n'a pas arrangé les choses. Bergé a convoqué Fabrice Thomas devant un tribunal en 2013 pour vol, recel d'oeuvres d'art, faux et usage de faux. Un juge donnera finalement raison à Fabrice Thomas deux fois plutôt qu'une.

Plusieurs dessins, dont certains à caractère érotique, auraient été dédiés à Fabrice Thomas. Ils sont entreposés quelque part en Suisse et ont commencé à circuler depuis quelques mois dans des foires d'art, question de créer un certain buzz auprès des collectionneurs. La collection complète est évaluée à environ 12 millions d'euros.

Évidemment, on se demande si Fabrice Thomas n'a pas attendu la mort de Bergé - lui, si grand protecteur de l'image de Saint Laurent - pour publier son livre. « Pas du tout », répond l'intéressé. Le livre était sous presse au moment où on a appris la mort de l'ancien confident de François Mitterrand, écrit-il en introduction.

Fabrice Thomas reconnaît qu'il aurait pu faire un livre du genre « Bibliothèque rose », mais cela ne l'intéressait pas. « D'ailleurs, c'est ce que des éditeurs, du vivant de Bergé, ont voulu faire. Ils ont voulu retirer 70 points pour éviter un procès. »

LA RECHERCHE D'UN PÈRE

C'est sur les conseils de celle qui partage sa vie depuis 12 ans, une Québécoise de Lachute, que Fabrice Thomas s'est lancé dans cette difficile introspection. 

« Ç'a été la meilleure thérapie. Lorsque mon histoire avec Saint Laurent s'est terminée, je suis allé voir une psychothérapeute. Après la deuxième séance, elle m'a dit qu'elle ne pouvait rien faire pour moi. Elle m'a conseillé d'aller dans un monastère. »

Fabrice Thomas comprend mieux aujourd'hui ce qui l'a motivé à vivre cette expérience avec Bergé et Saint Laurent. « C'est clair que je cherchais mon père. J'avais besoin de sécurité, de faire partie d'un groupe. Même si j'ai été battu et humilié, j'ai aimé ces gens. »

Lancé à la mi-octobre en France et au Québec, le livre de Fabrice Thomas suscite la crainte des journalistes français, selon l'auteur. « La France est l'un des pays les plus dictatoriaux en matière de journalisme. »

Quand je lui suggère l'idée que les Français n'ont peut-être pas envie de découvrir ces choses au sujet de deux figures importantes de leur patrimoine, il me répond sans hésiter que « les Français sont malades de leur hypocrisie ».

En le quittant, je lui demande comment ses collègues de travail réagissent en découvrant certains pans de sa vie. « Très bien ! Mes collègues m'acceptent, ils m'adorent. Mon directeur m'a même demandé de lui dédicacer mon livre. »

J'ai repris l'autoroute 50 en direction de Montréal en repensant à la réponse que Fabrice Thomas m'avait fournie à la question : pourquoi être allé aussi fort dans les détails ? Ce livre détruit un mythe. Cela fait mal aux admirateurs, dont je fais partie. Il salit une image parfaite et idyllique. Cela fait mal aussi.

Nous vivons une période où les belles images ne cessent d'être souillées. Il n'y a pas à dire, c'est un sale temps pour les icônes.

Mais nous vivons une période où la vérité ne cesse de s'illustrer. C'est cela, et uniquement cela, que l'on doit retenir.

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Saint Laurent et moi - Une histoire intime

Fabrice Thomas

Écrit avec Aline Apostolska

Hugo Doc

image fournie par Hugo Doc

Saint Laurent et moi - Une histoire intime