C'était il y a trois ans. Je suis entré chez un bouquiniste et mon regard a tout de suite été attiré par un tableau accroché derrière la caisse. Je dis tableau, mais c'était plutôt une sculpture faite de débris de toutes sortes. Une bobine de fil sans fil, un petit guerrier ayant perdu la trace de son bataillon, un vieux filtre de je-ne-sais-pas-quoi légèrement écrasé, une petite boucle de ceinture, une tête de mort en plastique, et quoi encore.

«C'est un Trophoux de Roch Plante», m'a dit le propriétaire de la librairie. Roch Plante... Roch Plante... Ce nom me disait quelque chose. Soudain, la lumière s'est faite. Roch Plante était le nom qu'utilisait Réjean Ducharme quand il faisait des tableaux. Comme s'il ne mettait pas suffisamment de brouillard sur l'auteur qu'il était, il en rajoutait encore plus quand il se travestissait en artiste visuel.

Le libraire m'a donné son prix. Je suis parti en lui disant que je prendrais deux ou trois jours pour y penser. Je suis parti en marchant. Et en rêvant. Avant même d'arriver à la maison, mon idée était faite : je voulais posséder ce tableau.

Certes, je le trouvais fascinant et beau. Il me parlait. Sinon, pourquoi aurait-il capté mon attention? Mais plus encore, je voyais dans l'acquisition de cet objet une façon de me rapprocher de cet éternel invisible qui a contribué à mon éveil de jeune adulte et, plus tard, suscité les plus grands fantasmes qu'un journaliste puisse éprouver.

La mort de ce géant que fut Réjean Ducharme nous fait prendre conscience de l'importance du rôle qu'il a joué dans la reconnaissance de notre identité culturelle. Je parle de la langue, de notre langue. Avec Michel Tremblay (les deux auteurs ont percé presque en même temps), ils ont été les premiers à oser écrire avec les mots qui sortaient de notre bouche dans la rue. Avant eux, sur scène ou dans les livres, ces mots redevenaient la plupart du temps ceux des Français.

Les premières oeuvres de Ducharme et de Tremblay sont écrites, créées ou publiées entre 1965 et 1968. Rappelons que 1968 a également été celle qui nous a offert l'Osstidcho. Aussi bien dire que cette période a été la plus percutante dans l'éveil du Québec moderne. Et Ducharme, sage étudiant des Clercs de Saint-Viateur, à Joliette, en a été l'un des artisans.

La langue de Ducharme n'est pas faite que de teintes locales et de néologismes débridés. Fort heureusement. Elle a la force des bulldozers, la constance des charrues de labour. Mais elle porte aussi en elle toute la fragilité, toute l'impuissance de l'humanité. C'est ce qui la rend forte, c'est ce qui fait qu'elle nous transperce et nous bouleverse.

Rarement un auteur aura mieux que Ducharme donné la parole à l'enfance et à l'adolescence.

Lui qui a transformé sa vie en jeu de cabane dans les arbres a créé des personnages d'enfants et d'adolescents parmi les plus beaux, les plus émouvants de la littérature. Je pense à la Bérénice de L'avalée des avalées, à Mille Milles et Chateaugué du Nez qui voque et, bien sûr, à l'attachante et machiavélique Manon des Bons débarras.

Une oeuvre dense et riche

Ducharme n'a pas été un auteur très prolifique (neuf romans, cinq pièces, deux scénarios de film et une quarantaine de chansons) en 51 ans. D'autres l'ont été plus que lui. Mais son oeuvre est dense et riche. Elle a l'immense qualité de traverser le temps.

Les dernières oeuvres de Ducharme remontent à la fin des années 90. L'homme continuait-il d'écrire? On ne le sait pas. Faisons confiance aux metteurs en scène pour remonter ses pièces, aux éditeurs et aux libraires pour nous offrir ses livres et aux salles de répertoire pour présenter ses films.

Ducharme n'est plus.

Ne l'ayant jamais vu de son vivant, nous avons de cesse remis en question son existence. Ne l'ayant jamais vu de son vivant, nous avons du mal à l'imaginer mort. Ne l'ayant jamais vu de son vivant, nous allons maintenant nous demander s'il est vraiment mort.