« S'attendrir embrouille l'âme », disait Cocteau. À cela je répondrais : mieux vaut une âme embrouillée qu'une amitié brouillée. L'âme embrouillée guérit seule, avec le temps. L'amitié embrouillée a besoin d'aide, de volonté, d'humilité.

Une histoire de brouille, voilà exactement le sujet d'un livre qui vient de paraître et qui porte sur celui qui m'a inspiré une chronique au début de l'année (Le manteau de Proust) et avec qui j'aimerais clore cette même année. Oui, vous l'aurez compris, je fais partie de ceux qui aiment autant lire sur Marcel Proust que de le lire, lui. Je fais partie de ceux qui aiment explorer son enfance, ses jardins secrets et les dédales de sa psychologie. Proust, l'homme, est un roman auquel on ne cesse d'ajouter des pages.

La plus récente exploration au coeur du plus célèbre des auteurs français prend son départ dans la publication de quatre lettres et d'un télégramme que Proust a envoyés à son ami Pierre de Polignac, devenu Pierre de Monaco, devenu duc de Valentinois grâce au mariage qu'il a contracté avec la fille du prince Louis II, la princesse Charlotte. Ces documents sont précieusement conservés depuis près de cent ans au palais princier de Monaco. Après des années de suppositions de la part des experts et passionnés de Proust, ces lettres lèvent le voile sur ce qui a séparé les deux amis à partir de l'été 1920.

Vous ne serez pas surpris d'apprendre que cette brouille est liée à une histoire d'argent et de coeur. Une très longue lettre que le créateur d'À la recherche du temps perdu a fait parvenir à son jeune ami au début du mois d'août procure enfin les clés de cette énigme. Dans cette missive, Proust offre quelques conseils littéraires à Pierre de Monaco en prenant bien soin de lui dire de garder cela uniquement pour lui. Mais surtout, l'auteur demande à quelques reprises à son riche ami de « souscrire » à une édition de luxe d'À l'ombre des jeunes filles en fleur que la NRF vient de faire paraître. Proust suggère à Pierre de Monaco de se procurer quelques-uns des cinquante exemplaires afin de les offrir à d'autres.

Lassé de la présence envahissante et des gymnastiques du coeur de son ami, Pierre de Monaco a ignoré cette demande. Il a sans doute vu là une occasion de prendre ses distances face à celui qui éprouvait à son égard des sentiments plus forts que ceux dont est faite l'amitié.

Ce silence a évidemment torturé Proust. Comme à son habitude, il a souffert seul dans sa chambre couverte de liège, puisant sans doute là une quelconque inspiration pour ses romans.

Et comme à son habitude, Proust a nourri une terrible rancune à l'égard de son ami. On raconte qu'un jour, longtemps après cette querelle épistolaire, Céleste Albaret, la fidèle servante de Proust, apporta à son maître un exemplaire de l'un de ses livres que Pierre de Monaco souhaitait faire dédicacer. Proust refusa de poser ce geste et fit retourner le livre à son propriétaire.

Proust mourut deux ans plus tard sans avoir revu son ami. Quant au duc de Valentinois, il vécut jusqu'en 1964. Épris de littérature, il créa en 1951 le prix Prince-Pierre-de-Monaco qui est remis chaque année à un auteur pour l'ensemble de son oeuvre. Pensait-il à Marcel Proust lorsqu'il remettait cette récompense ? Pensait-il à cette brouille ? Se disait-il qu'il aurait dû rebâtir les ponts avec lui ?

Rebâtir les ponts d'une amitié brisée, voilà qui n'est pas facile. Mais Dieu qu'il est bon de voir le brouillard se dissiper lorsqu'on réussit cet exploit. Jusqu'à la fin de leur vie, ces deux amis ont vécu avec cette brume malsaine. N'imitons pas Proust. Laissons-le à ses séances de fumigation et au brouillard qui a si souvent enveloppé ses amitiés. Soufflons sur cette brume pour voir réapparaître des liens perdus.

Joyeuses Fêtes !

Lettres au duc de Valentinois

Marcel Proust

Préface de Jean-Yves Tadié et notes de Jean-Marc Quaranta

Gallimard

96 pages