J'envie les auteurs. Ils sont dans un état d'ivresse quasi constant. Je parle de l'exaltation que procure l'acte d'écrire. Cet état de grâce est unique, paraît-il. En tout cas, c'est eux qui le disent. Je les envie aussi parce qu'ils sont libres de faire ce qu'ils veulent de leurs personnages, y compris de les faire revenir 30 ans après leur naissance pour leur donner la parole une ultime fois.

Cet exercice audacieux et périlleux, c'est exactement ce qu'a fait Arlette Cousture avec son roman choral Chère Arlette, en librairie mercredi. À travers dix lettres envoyées à l'auteure, certains personnages du célèbre roman Les filles de Caleb s'adressent à leur génitrice, lui disent leur reconnaissance ou leur amour, l'invectivent parfois, la corrigent ou lui apprennent de nouveaux pans de leur vie. Certains règlent même leurs comptes avec elle. J'envie les auteurs, car ils peuvent devenir sados ou masos comme bon leur semble.

Ceux qui ont lu cette fresque historique du Québec du XXsiècle au moment de sa parution auront droit à un instant de lecture aussi prenant que surprenant. Pour moi qui connaissais les personnages par l'entremise de la série télévisée, le plaisir fut dans l'exercice de style que s'est imposé l'auteure, celui de créer une langue propre à chaque personnage. Ovila ne peut pas écrire une lettre avec la même aisance que Blanche Pronovost, Henri Douville ou Côme Vandermissen.

À tout seigneur, tout honneur, le livre s'ouvre sur la lettre écrite par Émilie Bordeleau, la grand-mère d'Arlette Cousture.

Juchée quelque part au paradis, Émilie ne se gêne pas pour décrire son bel Ovila du temps qu'il était fringant et qu'il n'était pas trop porté sur la bouteille. «J'aurais aimé que tu lui voies le regard, les cuisses et le postérieur», dit-elle à sa petite-fille.

Ce personnage féminin qui a marqué une génération tout entière au Québec dit aussi à son auteure qu'elle a trouvé «beaucoup trop généreuse la vie qu'elle lui a inventée», ajoutant qu'elle a eu une existence «presque ennuyante».

En lisant Les filles de Caleb, le lecteur se demande constamment où se trouvent la part de réalité et la part de fiction créée par l'auteur. Cette incertitude est quintuplée à la lecture de ces lettres. On ne sait jamais si les personnages qui ont vraiment existé corrigent l'auteure avec des faits véridiques ou viennent enrichir leur légende avec des anecdotes savoureuses.

J'ai voulu en avoir le coeur net en parlant directement à l'auteure. Fébrile à l'idée de lancer ce nouvel opus, Arlette Cousture m'a d'abord décrit le bonheur qu'elle avait eu à écrire ces lettres. Celle qui a vendu près de deux millions de livres à travers le monde (et cela sans agent) m'a aussi dépeint le plaisir qu'elle éprouve à construire des personnages. «Je crois que mon talent réside dans la façon de donner une crédibilité aux personnages que j'invente.»

Arlette Cousture m'a confirmé que ces lettres relevaient de la pure fiction. 

«En 30 ans, j'ai toutefois appris certaines choses au sujet des personnages qui font partie de ma famille. Par exemple, j'ai découvert qu'Émilie a fini sa vie complètement seule. Quant à Ovila, il aurait vécu à Montréal comme un sans-abri.»

Ce cher Ovila a d'ailleurs des mots durs pour sa petite-fille. Il lui en veut de l'avoir représenté comme un sans-coeur. «M'as-tu inventé juste pour me faire perdre la face tout le temps? lui dit-il. Pourquoi tu m'as fait ça?» Ce livre nous permet de découvrir un Ovila sensible et fragile qui, après la mort de sa fille Blanche-Louisa, assistera impuissant au trépas de son couple.

La lettre qui fut la plus difficile à écrire pour Arlette Cousture est celle que signe sa mère, Blanche Pronovost. C'est sans nul doute la plus émouvante du livre. La scène où l'auteure rend visite à sa mère à l'hôpital est déchirante. Les deux femmes marchent bras dessus, bras dessous et tombent sur un exemplaire des Filles de Caleb. Arlette Cousture lit le passage sur la naissance de sa mère dans la neige. Devant cette envolée romanesque, la mère rit aux éclats. La mémoire perturbée par la maladie d'Alzheimer, Blanche écoute et réécoute inlassablement la lecture de ce passage en se disant que sa fille lui fait le plus cadeau qui soit: faire de sa vie un roman.

C'est aussi pour cela que j'envie les auteurs. 

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Chère Arlette. Arlette Cousture. Libre Expression. 224 pages. En librairie le 5 octobre.

Image fournie par Libre Expression

Chère Arlette, d'Arlette Cousture