Mine de rien, on écoute la radio ou on lit les journaux et on tombe sur une nouvelle: «Winston McQuade visé par des plaintes en raison de son âge». Mine de rien, on prend connaissance du sujet et on trouve cela scandaleux, ignoble, injuste. Mine de rien, on a été happé par une vaste stratégie publicitaire qui vise à vendre des lunettes. Après tout, quoi de mieux que l'émotion pour nous faire passer à la caisse!

L'animateur Winston McQuade est porte-parole des lunetteries Greiche & Scaff depuis 2014. Sa présence a fait passer cette marque, en un rien de temps, de la cinquième à la deuxième position en matière de popularité au Québec.

En mai 2016, Net Création, l'agence de publicité responsable de la marque, l'a informé que le client avait reçu une trentaine de «plaintes» au sujet de son âge. Des clients ont affirmé en succursale et par courriel que l'animateur de 73 ans était trop vieux pour apparaître à la télé.

Qu'a fait l'agence de publicité? Elle a conseillé au client de faire fi de ces plaintes négatives et de transformer le tout en une campagne publicitaire positive qui bat actuellement son plein et qui retient l'attention des citoyens-consommateurs.

On a créé une page Facebook, qui est devenue un forum d'information et de discussion sur le problème de l'âgisme, on a produit un message publicitaire, qui est diffusé depuis dimanche dernier à la télé et dans lequel Winston McQuade apparaît avec sa petite-fille Tess, et on a réalisé une vidéo de plus longue durée avec les deux mêmes protagonistes à l'intention des réseaux sociaux. À ce jour, près de 60 000 visionnements ont été enregistrés.

Jusqu'ici, tout cela me va. Je pense même que l'agence a réalisé un coup de maître, car elle a réussi à combiner une marque commerciale, un problème de société et une utilisation contemporaine des médias (conventionnels et sociaux) avec brio. Le résultat est concluant.

Là où je n'embarque pas, c'est dans la partie «nouvelle». On a fait de ces quelques plaintes une nouvelle (une nouvelle qui n'en est pas vraiment une, à mon avis), on a rédigé un communiqué de presse, on a pris contact avec des médias et on a réussi à décrocher des entrevues et à occuper l'espace médiatique de plusieurs journaux et radios.

Bref, plusieurs médias ont traité cette «nouvelle» et l'ont présentée à leurs lecteurs ou auditeurs comme telle, alors qu'elle fait partie d'une vaste stratégie publicitaire dont le but est de nous offrir des lunettes accompagnées d'un rabais fixé selon l'âge (un monsieur de 93 ans s'est présenté cette semaine dans une succursale de Greiche & Scaff et il a obtenu un rabais de... 93 %).

Louis Massicotte, président de Net Création, m'a assuré que, contrairement à l'impression que cela peut donner, la campagne n'a pas été orchestrée d'un seul bloc, mais que tout cela est le fruit d'un enchaînement de diverses idées. Il reconnaît toutefois qu'il y a là de l'opportunisme. Mais l'opportunisme n'est-il pas l'une des clés du succès d'une bonne campagne publicitaire?

Néanmoins, ce mélange des genres suscite chez moi un certain malaise et des inquiétudes. Allons-nous être de plus en plus confrontés à cela? Oui, m'a répondu sans hésiter Arnaud Granata, éditeur chez Info Presse et fin observateur des tendances dans le domaine de la publicité. Selon lui, les marques cherchent de plus en plus à attirer l'attention des médias sérieux. Ça coûte moins cher, et l'impact est nettement plus fort.

Je n'ai rien contre le fait de débattre du problème de l'âgisme, bien au contraire. Nous avons mille occasions de le faire tous les jours grâce à différentes tribunes. Mais faisons-le en toute liberté.

Dernier dénouement dans cette affaire: la ministre Francine Charbonneau, responsable des Aînés, a eu vent de cette histoire. Elle souhaite maintenant rencontrer Winston McQuade pour discuter de cet enjeu. La ministre avait-elle vraiment besoin du communiqué de presse d'une marque de lunettes pour découvrir que l'âgisme est un défi important dans nos sociétés occidentales? Si oui, nous avons un problème, Houston.

Le succès du mariage cause sociale/produit commercial (le savon Dove a donné le coup d'envoi il y a quelques années) me laisse croire que cette méthode va devenir monnaie courante. Allons-nous bientôt accoler une attaque homophobe à une crème à raser? Une histoire de misogynie à une marque de pneus? Des statistiques sur le racisme à un pot de yaourt?

Je ne suis pas dupe et je ne veux pas jouer au puriste. Je sais très bien que tous les grands médias, sans exception, contribuent à la promotion de produits culturels ou commerciaux: livres, disques, spectacles, films, voitures, etc. Cela dit, quand on me parle d'un disque, on n'utilise pas un chemin de traverse pour le faire. Ici, on prend le véhicule d'une cause sociale pour me convaincre d'acheter des lunettes.

En s'emparant d'un enjeu social séducteur pour vendre un produit commercial, en transformant cela en nouvelle et en contrôlant entièrement cette nouvelle, les agences de publicité s'emparent d'un rôle qu'elles n'avaient pas jusqu'ici. Je crois qu'il faudra s'y habituer. Je crois aussi qu'il faudra être très vigilants.

Car le public, là-dedans, parviendra-t-il à faire la part des choses? C'est l'autre grande question que je me pose. Souhaitons qu'il fasse ajuster ses lunettes pour y voir clair.