Je suis un grand amateur de biographies. J'en lis à la tonne. J'apprécie du travail de biographe la démarche qui est similaire à celle des journalistes, surtout lorsqu'elles ne sont pas autorisées. Au Québec, on fait surtout des biographies autorisées, c'est-à-dire que les faits rapportés sont bien souvent approuvés (ou rejetés) par le personnage biographié ou son entourage.

J'ai lu à peu près tout ce qui a été écrit sur Coco Chanel, une self-made-woman intrigante et fascinante. Au sujet de certains pans de sa vie, elle était une sorte de Pénélope qui défaisait la nuit ce qu'elle avait fait le jour. Plusieurs biographes se sont intéressés à elle, la plupart des Français. C'est pourtant à un Américain que l'on doit le meilleur travail d'enquête sur son rôle trouble durant la Seconde Guerre mondiale. Sleeping With the Enemy de Hal Vaughan, paru en 2011, a donné un coup dur au mythe Chanel.

Cela se disait depuis des années que Chanel avait entretenu une relation avec un officier allemand durant l'Occupation. Edmonde Charles-Roux, dans une première biographie publiée en 1974, l'avait évoqué, mais cela était passé inaperçu. En revanche, on ne connaissait pas son antisémitisme virulent et le rôle qu'elle a joué à la demande des Allemands pour obtenir une paix séparée avec la Grande-Bretagne. Hal Vaughan est venu mettre des points sur les i.

Ce qui est arrivé avec Chanel, c'est un peu ce qui est arrivé avec la biographie sur Jutra. J'ai reparlé à son auteur, Yves Lever, il y a quelques jours.

J'ai voulu attendre que la tempête se calme et retourner en arrière avec lui. Il m'a avoué qu'il a été totalement dépassé par les événements et le chaos qui a accompagné la sortie de son livre. Il m'a juré qu'il ne s'attendait pas à cela. Il ne s'attendait pas à cela car quelqu'un d'autre avant lui avait déjà décrit la pédophilie de Jutra. Il m'a fait parvenir ce texte.

Dans The Romance of Transgressions in Canada: Queering Sexualities, Nations, Cinemas, le professeur de l'Université Concordia, Tom Waugh, consacre plusieurs pages à la sexualité de Claude Jutra. Son «amour» pour les jeunes garçons est évoqué à plusieurs reprises. Ce texte a même été traduit et publié dans la revue Nouvelles «vues» sur le cinéma québécois par Bruno Cornellier. Pour Lever, la pédophilie de Jutra apparaît clairement dans ce texte de huit pages. Je n'en suis pas aussi sûr que lui. J'ai lu le texte trois fois. Si on ne sait pas que Jutra est pédophile, les sous-entendus ne sont pas très concluants.

Bref, en préparant sa biographie sur Jutra, Yves Lever était loin de s'imaginer qu'un tel tollé allait découler de cela. On connaît la suite. 

Jutra est devenu en quelques heures le Voldemort du cinéma québécois, Celui-Dont-On-Ne-Doit-Pas-Prononcer-Le-Nom.

Pourquoi une telle réaction du public québécois? Tout simplement parce que Jutra est l'un des nôtres. On s'en fout que Chanel ait collaboré durant l'Occupation, à la limite cela ajoute du piquant à une biographie. Mais que Jutra ait été pédophile, ça non, on ne l'accepte pas. Et puis, il ne faut pas l'oublier, des victimes existent réellement. Elles vivent encore aujourd'hui avec des séquelles. Nous ne sommes plus dans l'abstraction et la distance.

Ce parfum de soufre a tout de même procuré un tapage médiatique énorme autour de cet ouvrage. J'ai voulu savoir si cela avait eu un impact sur les ventes du livre. Chez Dimédia, on a refusé de me fournir des chiffres. Mais en regardant les différents palmarès de ventes de livres au Québec, on voit bien que l'ouvrage ne s'est pas hissé en tête de ces compilations. On me dit que l'ouvrage serait en réimpression. Mais encore là, pas moyen de savoir combien d'exemplaires ont été imprimés dans un premier temps.

A-t-on le goût de lire un ouvrage, si bien fait soit-il, sur quelqu'un dont on connaît maintenant le côté sombre? La réponse est non. Bref, quatre malheureuses petites pages empêchent cette biographie de prendre son véritable envol. Je comprends la réaction du public, mais en même temps, je ne peux m'empêcher de trouver cela dommage pour l'auteur.

Yves Lever a travaillé pendant cinq ans à ce livre. Il a fait des dizaines d'entrevues, il croyait à son succès. Mais son livre vit une sorte de purgatoire. Voilà un bel exemple du péril qui attend les biographes aventuriers. Quand on plonge dans la vie de quelqu'un, on ne sait jamais ce qui nous attend. C'est bon pour ceux qui sont vivants et ceux qui sont morts.

Certains biographes préfèrent le mystère à la vérité. Le scandale mystérieux fait vendre, paraît-il. Dans le cas de Jutra, on a préféré la vérité. Celle-ci a tué un mythe et mis une biographie à l'index.