Christine Blasey Ford, la professeure de psychologie californienne qui accuse le juge Brett Kavanaugh d'agression sexuelle, a passé la majeure partie de son discours d'introduction, hier devant un comité judiciaire du Sénat américain, à décrire ses traumatismes, ses souvenirs de cet événement survenu il y a 35 ans, et à expliquer comment elle avait décidé, parce que c'était son « devoir civique », de parler publiquement de ce qui lui était arrivé.

Le juge Brett Kavanaugh, lui, a passé une étonnante partie de son interminable message de présentation - livré en criant plus qu'en parlant - à expliquer qu'il aimait la bière, qu'il aime encore la bière et même qu'il « embrasse » l'idée de boire de la bière. Mais que cela ne l'avait jamais amené à commettre ou même à essayer de commettre une agression sexuelle, contrairement à ce que disent un nombre grandissant de femmes l'ayant connu. 

Il aurait été difficile de proposer un témoignage plus évocateur de la culture des fraternités universitaires anglo-saxonnes, typique de l'époque des faits allégués. L'importance du sport, des copains, même si certains buvaient trop, l'album de fin d'études rempli de blagues grivoises ou de gags de flatulences, les excuses « oui, mais on avait 16 ans... ». Tous les clichés y sont passés. Ne manquait que le concours de t-shirts mouillés.

Et ce ne sont pas les hauts cris des sénateurs républicains indignés défendant le juge - que des hommes, pas mal tous eux aussi dans le « mode hurlement » - qui ont réussi à dissiper cette impression. 

Christine Blasey Ford, elle, a parlé du réflexe archaïque de « combat ou fuite » déclenché par l'agression, et de la façon dont certains moments du cauchemar qu'elle a décrit sont restés logés dans son cerveau. « Indélibiles dans mon hippocampe, il y a les rires... Les deux qui rient aux éclats, qui rient à mes dépens... Ils riaient ensemble. Deux bons amis qui s'amusent vraiment bien ensemble. »

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J'ai passé une bonne partie de la journée d'hier à écouter les témoignages devant ce comité du Sénat et j'avais l'impression d'être devant une pièce de théâtre, une sorte de mise en scène caricaturale où les représentants de la droite étaient au combat, en criant, avec tous les stéréotypes de leur arsenal.

Alors que Mme Blasey Ford, elle, parlait de façon claire, mais tremblant de peur devant des démocrates respectueux de son courage. À certains moments, la professeure avait l'air presque trop gentille, trop désireuse de plaire et de ne pas s'attirer les foudres.

Aux antipodes du juge hurlant que sa vie venait d'être ruinée et qu'il ne pourrait plus jamais être coach de sport.

Je crois Mme Blasey Ford et j'ai immensément de sympathie pour ce qu'elle a vécu et ce qu'elle vit maintenant. Je vois donc difficilement comment j'aurais pu en avoir pour le juge accusé.

Mais jamais je n'aurais pensé, avant hier après-midi, finir par être aussi dégoûtée par l'arrogance du personnage. 

On a souvent dit, depuis le début de #metoo, que le monde est maintenant divisé entre ceux qui comprennent et ceux qui ne comprennent juste pas ce dont il s'agit, qui ne saisissent pas l'immoralité du mépris de l'autre.

Dès qu'il a ouvert la bouche avec ce ton de voix exaspéré, Kavanaugh a commencé à démontrer à quelle équipe il appartenait. Ce n'est pas la victime d'une campagne de salissage qu'on a entendue.

C'est un homme privilégié outré qu'on lui reproche d'avoir profité du contrat social d'une époque, d'un milieu où abus de pouvoir et dénégation de toute notion d'égalité étaient absolument permis.

Est-ce que l'homme devrait aller en prison ? Grande question.

Peut-il être juge à la Cour suprême ? Non. C'est clair. 

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En quoi tout cela nous concerne-t-il ?

D'abord parce qu'on s'inquiète de ce qui arrive à nos amis américains. Ils ne vivent pas encore à Gilead - le régime autoritaire fictif de La servante écarlate -, mais la dérive des conservateurs inquiète, surtout depuis qu'elle a produit l'élection de Trump.

Mais il y a un autre phénomène important.

Selon la journaliste américaine Rebecca Traister, qui a écrit sur le sujet plus tôt cette semaine dans le magazine New York, il y a eu un changement fondamental dans notre façon d'écouter les femmes. Et le fait que Mme Blasey Ford soit entendue et crue comme elle l'est, même si son témoignage sur cet événement d'il y a 36 ans ne satisfait pas aux critères et normes légales souvent bien irréalistes longtemps imposés pour ce genre d'affaires, en est la preuve.

Or cette nouvelle ouverture à une variété de récits dépasse largement les frontières américaines et largement le strict sujet du #metoo.

Ce que ce témoignage montre, c'est que nos perceptions au sujet de ce que les femmes peuvent exprimer, ce qu'elles ont le droit de raconter, ont totalement changé.

« Les femmes - 27 ans après Anita Hill... un an après le début de #metoo - refusent d'arrêter de parler de leurs expériences, de leurs points de vue, de leurs souvenirs, a écrit la journaliste. Ainsi, elles sont en train d'élargir la définition de ce qui doit être pris au sérieux, et ainsi, elles dressent un portrait pas mal plus complet de ce que c'est qu'être une femme. »

Est-ce suffisant pour amorcer un changement dans le système de justice pénale ? J'ai posé la question à une professeure de droit à l'Université d'Ottawa, Marie-Ève Sylvestre, qui ne le croit pas.

Ce qu'elle pense, toutefois, c'est qu'on ouvre peut-être la porte à de nouvelles avenues légales.

Et imaginez si cette nouvelle ouverture à la discussion, à la clarification, à la divulgation, dans un contexte plus vaste que le format juridique traditionnel qui fait si souvent reculer les victimes, pouvait ouvrir la porte à de nouveaux processus. À de nouvelles façons de s'appuyer sur cette crédibilité enfin découverte pour rendre justice à tous et à toutes les réalités.