Quand le quincaillier Rona a été vendu à des Américains, on en a entendu parler pendant des semaines, des mois.

Comment ce fleuron du commerce au détail pouvait-il perdre son ADN québécois ? Qui avait pu le laisser aller ainsi ? On parlait de « notre » entreprise, notre géant de la rénovation, notre adresse... Je me souviens de chroniques indignées, de conversations entre amis peinés. Des politiciens outrés, bien sûr.

Un vrai traumatisme.

Vous vous rappelez l'australienne Rio Tinto quand elle a avalé Alcan ?

Même genre de topo.

St-Hubert aux Ontariens ? Encore énervement général.

Pourtant, c'était toutes des entreprises privées, et on pouvait bien se désoler que les ficelles des propriétaires ne soient plus ici, mais pas faire beaucoup plus, le marché étant le marché... Mais ça ne nous a jamais empêchés de ne pas être contents.

Et puis, et puis la semaine dernière, on nous a annoncé que le Groupe Juste pour rire était vendu à une entreprise américaine, ICM, les acteurs locaux, en commençant par Québecor, qui avait un droit de premier refus, ayant préféré ne pas l'acquérir.

Et là, qu'est-ce qui s'est passé ?

Il ne s'est rien passé.

Silence.

Personne n'a déchiré sa chemise. Personne n'a hurlé que le gouvernement devait s'en mêler, que nos investisseurs ne pouvaient laisser ça aller.

Étions-nous tous à la cabane à sucre ? Trop occupés à regarder La voix ?

En tout cas, gros silence là où, généralement, nous sommes champions : pleurer les départs.

Pourquoi ?

J'ai posé la question à gauche et à droite, et la plupart des gens m'ont répondu la même chose. « Dossier contaminé. » À cause du personnage central, Gilbert Rozon, qui fait face à des allégations d'agressions sexuelles.

Aucune accusation n'a encore été portée par la police, mais l'affaire a fait immensément de bruit et on sait que l'homme d'affaires a déjà été condamné, et un dossier percutant de mes collègues a glané des tas de témoignages sur le comportement sexuel du personnage et, franchement, ça ne donne pas envie de lui acheter une entreprise usagée.

L'autre élément crucial, c'est l'entreprise elle-même. Oui, c'est un empire du rire, qui a à son actif des ingrédients porteurs, dont un festival populaire et des franchises télé distribuées avec succès. Mais, comme l'ont expliqué mes collègues Katia Gagnon et Stéphanie Vallet dans leur dossier extrêmement étoffé, ce n'est pas une entreprise simple, gérée de façon classique. Elles citent même quelqu'un qui parle de mentalité de « guichet automatique ».

Qui a envie de donner de l'argent à ce personnage, pour acheter une société où il faut faire un bon ménage ?

Pas évident.

On comprend que les acheteurs ne se bousculaient pas au portillon.

Mais il y a un ingrédient crucial, cependant, qui demeure surprenant. Cette entreprise nous appartenait un peu, et quand je dis « nous », je parle de nous tous, les Québécois.

Quelque 41 millions, minimum, en subventions depuis un peu plus de 20 ans lui ont été accordés.

Ce n'est pas Bombardier, mais ce n'est pas rien non plus, toutes proportions gardées.

Rappelez-vous le fameux musée Juste pour rire que Québec, Ottawa et la Ville de Montréal ont financé, alors que même le premier ministre de l'époque, Robert Bourassa, s'y opposait, et qui a finalement fermé. Il nous a coûté 12,5 millions.

Ça ne nous fait pas réagir, tout ça ?

***

Moi, je vais vous dire ce qui me fait réagir.

Ce n'est pas que l'entreprise soit aujourd'hui vendue, même si j'ai immensément de sympathie pour tous ceux qui ne se sont pas enrichis indûment avec Juste pour rire, mais pour qui c'est un gagne-pain.

Ce qui me fait réagir, c'est que ça soit juste maintenant qu'on se réveille au sujet de cet homme et de son entreprise.

Comment est-ce possible qu'on n'ait rien vu ? Ou qu'on ait préféré ne pas voir ?

Évidemment, tout a changé depuis octobre, depuis que l'affaire Weinstein a amené des sociétés entières à réaliser que non seulement toutes sortes d'empereurs sont tout nus, comme dans la fable, mais qu'ils en profitent pour abuser de façon ignoble de leur pouvoir.

Et avant octobre, on n'écoutait pas beaucoup ceux et celles, surtout celles, qui tiraient sur les sonnettes d'alarme. (Et je fais partie, comme bien d'autres, de celles qui ont douté, trop souvent, des allégations de victimes ou de témoins.)

Mais quand même, on doit réfléchir aux processus qui ont permis à un tel gâchis d'arriver.

Et un des ingrédients cruciaux, c'est le manque de diversité au sein des instances décisionnelles partout.

Personne ne peut dire si le cours de l'Histoire aurait été différent si on avait eu plus de femmes au Conseil des ministres quand les subventions étaient accordées, plus de femmes hauts fonctionnaires quand les dossiers étaient étudiés, plus de femmes dans tous les milieux d'affaires dont Juste pour rire faisait partie, plus de femmes de pouvoir pour donner la réplique à tous les hommes de pouvoir qui ont aidé, propulsé M. Rozon dans sa progression. Des femmes qui auraient peut-être vu un autre aspect du personnage, qui auraient eu des oreilles et des yeux différents, qui se seraient consultées et crues.

Peut-être, peut-être que ça aurait fait une différence.

Quand on dit que la diversité, la parité, ce n'est pas une fantaisie, c'est une nécessité, c'est parce que les « boys clubs » dans le monde des affaires et dans le monde politique, ça peut donner lieu à ce genre de dégât dont on paie tous le prix.