Avez-vous lu le blogue de Tom Grennell, cet employé d'un magasin Target, en Virginie, dont les écrits sont devenus viraux quand il a commencé à raconter candidement, mais avec beaucoup de finesse, ses expériences quotidiennes au travail dans la grande surface américaine ?

« Aujourd'hui j'ai vendu de la lingerie à une dame de 80 ans... J'ai servi une dame qui, je croyais, avait une moustache, mais en fait les poils venaient de son nez... J'ai vendu 15 gallons de litière pour chat à une dame qui a refusé de me regarder dans les yeux... J'ai eu une conversation sur les couleurs avec un petit garçon. On s'est rendu compte qu'on aimait tous les deux le bleu... »

C'est à lui que j'ai pensé hier après-midi, quand je suis allée me promener à La Baie. J'avais envie de tout prendre en note. La couleur du tapis. La gentillesse d'une vendeuse qui ne pouvait pas m'aider. Les immenses soutiens-gorges mauve flash... Les deux jeunes vendeurs en grande conversation pendant que je cherchais des fourchettes...

J'étais à La Baie, au centre-ville, histoire de voir où en est rendu ce grand magasin, qui s'apprête - enfin - à rénover son établissement phare, pour y accueillir une section Saks Fifth Avenue. Saks, c'est la grande marque, la grande adresse de shopping ultra-chic, classique, d'origine new-yorkaise, qui a été achetée par la Compagnie de la Baie d'Hudson et qui prendra en 2018 quatre étages de l'arrière du magasin La Baie actuel, la partie donnant sur le boulevard De Maisonneuve.

En arrivant dans le grand magasin, Grennell aurait probablement demandé au sujet de la moquette : brun ou gris ? Peut-être aussi aurait-il fait un commentaire sur ces dames qui, jour après jour, proposent du parfum aux visiteurs et doivent en voir de toutes les couleurs vu le caractère quand même risqué de leur proposition.

Peut-être aurait-il fait un compliment aux designers qui ont renouvelé la fameuse couverture traditionnelle à rayures multicolores de La Baie, pour décliner ensuite ce concept en toutes sortes d'objets sympathiques maintenant vendus non seulement au rez-de-chaussée montréalais, mais aussi dans les aéroports, parfaits pour les touristes. Mais sûrement qu'il aurait aussi demandé : pourquoi vendre des produits de 2016 dans des étalages qui ont l'air sortis de 1993 ?

Parce que c'est bien une des grandes questions qu'on se pose en entrant à La Baie. Comment ont-ils pu survivre en attendant aussi longtemps pour se moderniser ?

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En 1998, il y a 18 ans, dans un entretien publié en ces pages, Jacques Nantel et Yany Grégoire de HEC Montréal, interviewés au sujet de l'avenir du magasinage au temps du commerce en ligne, phénomène encore nouveau à l'époque, prédisaient que l'internet et la facilité d'y faire des achats ciblés obligeraient les commerces ayant pignon sur rue à proposer des « expériences » à leurs clients, pour les attirer hors de leurs sous-sols où tout pourrait s'acheter avec un clic.

Par « expérience », ils parlaient alors de contextes ludiques, charmants, relaxants, comme ces boutiques de plein air où on peut faire de l'alpinisme ou ces librairies où on peut prendre un café...

Et bien des grands magasins ont effectivement transformé leur offre en cherchant mille façons de transcender l'aspect transactionnel de leurs activités pour y créer des « moments ». Je pense par exemple à l'américain Barneys, où on offre un verre de bulles aux acheteuses qui essaient des chaussures, où les vendeurs apportent un iPad pour conclure la vente sans qu'il y ait le moindre échange de papier, laissant traîner cette subtile impression que tout s'est fait par magie. Je pense au Bon Marché, à Paris, où dès le premier pas on a l'impression de plonger dans la magie du chic parisien avec tout ce qu'il a de plus raffiné et de plus mythique, avec étalages impeccables et vendeuses tirées à quatre épingles comme des hôtesses de l'air de première classe.

À La Baie ?

Disons, comme l'écrirait peut-être Tom Grennell, que l'expérience n'est pas comme ça. La maison a beau avoir bien des produits intéressants, actuels - OK, la section mode n'est pas follement avant-gardiste, mais la section cuisine est pas mal du tout avec ses casseroles Staub, ses appareils Smeg, etc. - , le sentiment qu'on a en marchant dans les allées est plutôt beige. Oui, je l'avoue, la magasineuse que je suis a besoin de plus de préliminaires avant de dépenser autant d'argent sur une casserole Le Creuset, par exemple.

Mais qu'est-ce qui m'aurait fait avoir envie d'acheter la cocotte, justement ? Un parfum de mijoté allant directement au coeur ? Le sentiment d'avoir accès à des produits introuvables ailleurs ou autrement ? Une ambiance inédite, particulièrement raffinée ou surprenante, donnant l'impression de poser un geste d'achat quasi identitaire ?

Qu'est-ce que l'expérience idéale en 2016 ? Et surtout, peut-elle encore avoir lieu dans un grand magasin ?

Et est-ce que Saks apportera ce sentiment d'y être si bien, si choyé, qu'on quittera le confort de nos salons où, scotchés devant nos ordinateurs, sans parcomètre, sans bouchon, sans parfumeuses à l'affût, on peut trouver pas mal tout ce qu'on veut ?

C'est de toute évidence le pari que fait la Compagnie de la Baie d'Hudson.

Hâte de voir ça.

Visuel du projet de transformation d'une partie de l'difice La Baie en magasins Saks 5th Avenue. Fourni par HBC.