Publier ou ne pas publier, diffuser ou ne pas diffuser ? Montrer l'horreur ou nous laisser imaginer l'essentiel parce que la réalité est trop dure ?

Les médias pataugent dans ces questions depuis jeudi soir, depuis l'attentat du World Trade Center, depuis la première guerre du Golfe, depuis la guerre du Viêtnam... Depuis toujours.

Rappelez-vous quand CNN est arrivée à Bagdad et qu'on se demandait s'il fallait vraiment nous montrer la guerre en direct. Rappelez-vous les tours jumelles qu'on a littéralement vue s'écrouler à l'écran, après avoir vu des gens se jeter par les fenêtres.

Rappelez-vous le petit Aylan, noyé, mort sur la plage.

Devait-on publier ou pas ?

Les conflits apparaissent, les médias évoluent, l'imprimé s'ouvre à la photo, la radio débarque, la télé arrive, le direct s'installe, les réseaux sociaux prennent le relais, nos téléphones intelligents diffusent tout, tout le temps, partout et ne laissent aucune image se perdre, comme le Big Brother de 1984.

Et toujours les mêmes questions se posent. On montre ou pas ?

Et chaque fois, la réponse est la même. Oui, on montre, mais on fait attention. On ne fait pas ça n'importe comment. Etc., etc.

Jeudi, dans le chaos, il y a des instants de jugement posé qui se sont perdus. En fait, qui n'ont pas eu lieu. France 2 s'est excusée officiellement, après avoir reçu une pelletée de plaintes, d'avoir diffusé des images qui n'auraient pas dû l'être. Interviewer un blessé à côté du cadavre de sa femme ? Pas l'idée du siècle.

Mais le camion qui fonce ? Pourquoi on ne l'aurait pas montré ?

Un cadavre recouvert sobrement d'une bâche ? Ça se publie. Avec un toutou à côté, la scène crève le coeur, c'est sûr, mais c'est ça, l'histoire. C'est horrible du début à la fin, et on ne peut pas y échapper.

Le vrai défi, c'est que les enfants, les jeunes enfants, ne voient pas seuls, sans explication, sans encadrement et sans être rassurés, des images qui pourraient les traumatiser.

Parce que l'effet de tels souvenirs est insidieux. L'image s'inscrit dans l'inconscient.

Et comme le disait la sociologue des médias Marie Lhérault au Figaro, « le cerveau va être marqué par des cicatrices émotionnelles, inconscientes face à ce choc visuel ». Et ces « traces indélébiles deviennent des souvenirs choquants qui peuvent provoquer, à terme, des situations de stress, d'anxiété pour le téléspectateur ».

C'est vrai pour les adultes, et encore plus pour les enfants.

La mémoire inconsciente se rappelle constamment, malgré nous, au-delà des images, la détresse du moment. Et personne ne veut la revivre à l'infini comme dans un scénario digne du Jour de la marmotte, version tragédie sordide.

Le défi pour nous tous, c'est de nous assurer que le souvenir reste un souvenir conscient, triste soit, mais encadré, bien intégré. Que la peine existe et soit vive, c'est une chose ; qu'elle s'incruste et s'engrange pour nous faire déraper sans cesse avec elle, c'en est une autre.

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On n'a pas fini de réfléchir sur le rôle et les responsabilités des médias sociaux dans tout ça. D'un côté, ils effectuent des tâches essentielles, captent des moments cruciaux, comme si la planète était filmée et sous écoute. C'est parfait quand on veut savoir à tout prix, quand on cherche du matériel brut, matériau de base du journalisme.

Sauf qu'après, il faut intégrer, justement, et encadrer la diffusion. Et comment ?

Les acteurs des réseaux sociaux se croient souvent tout permis. Ne comprennent pas les limites de la loi et de l'éthique.

Jeudi, on a accusé les journalistes de ne pas avoir fait leur travail correctement - à juste titre dans certains cas -, mais toutes sortes de mécanismes se sont mis en marche pour corriger leur tir, processus des plus normaux en démocratie.

Mais les images de corps ensanglantés, encore chauds, lancées sur les réseaux sociaux, qui les a filmées ? Qui les a diffusées ? Qui a appris une leçon de cet excès ? Qui s'est engagé à agir de façon plus responsable ?

Et qui, surtout, a réfléchi publiquement, ouvertement, sur le fait que montrer l'horreur sur l'internet sous toutes ses coutures joue en fait totalement le jeu d'un certain terrorisme ?

Les réseaux sociaux sont un Far West qu'il va falloir, tôt ou tard, mieux baliser.

En théorie et en pratique - pour l'avoir vu et entendu bien des fois -, les journalistes et leurs rédactions se les posent, ces questions. En discutent. Ne sont pas d'accord. Argumentent. Tranchent. Où commence et où arrête l'intérêt public ? Où cesse la nécessité de faire état des choses et où s'amorce plutôt le sensationnalisme que veulent les auteurs de ces massacres pour diffuser leur terrorisme ? Ne veulent-ils pas nous faire croire à tous que le prochain corps démembré, ce sera peut-être celui de notre enfant ? De notre soeur ? De notre meilleur ami ?

Oui, je prêche pour ma paroisse, c'est bien évident. Une paroisse qui se trompe parfois.

Et qui est surtout prête à entendre tous ceux qui sont capables de nous dire comment faire mieux. Et, encore plus, comment ouvrir la voie, participer, faire notre part, pour que ces horreurs cessent.