Dans la liste des choses qui m'énervent beaucoup, liste qui commence évidemment par les injustices et la violence dans le monde, l'EI et Boko Haram, la malaria et les curés qui empêchent les petites filles de 10 ans violées de se faire avorter - oui, ça se passe actuellement au Paraguay -, il y a, un peu plus bas, cette conception polarisée du journalisme entre sujets dits sérieux et sujets dits légers.

La politique? Les affaires? La justice? Compliqué, profond, aride... Donc sérieux.

Par contre, les vêtements? La nourriture? Deux besoins humains fondamentaux? Ça, c'est plus «léger».

Combien de fois ai-je demandé à des personnalités politiques de parler d'enjeux alimentaires, pour ensuite avoir droit à un petit éclat de rire, un sourire bienveillant et quelques bons mots. «Ah oui, on mange bien ici au Québec, il faut encourager nos chefs...» Un peu plus et ils me donnent leur recette de sauce à spaghetti.

Et pourtant, moi, j'aimerais bien parler des droits de l'homme dans les usines de transformation des aliments vendus ici, des OGM, de l'appauvrissement des sols, des monopoles de l'UPA et autres fédérations...

J'aimerais vous dire quelle est la réaction des politiques quand on leur parle de mode ou de beauté, mais à vrai dire, je n'ai jamais osé aller jusque-là. Et maintenant, j'en suis un peu gênée parce qu'il y a beaucoup de sujets «sérieux» dans ces secteurs. Et le New York Times, cette semaine, nous a fait à tous une belle leçon de journalisme «léger pas du tout léger» en se plongeant dans l'univers des salons de manucure et de pédicure à New York.

Si vous êtes allés récemment à Manhattan ou aux alentours, vous l'aurez sûrement constaté: les salons où on peut arriver sans rendez-vous pour se faire faire les ongles sur-le-champ pour environ 10$ sont partout.

Certains sont propres, hyper chics et un peu plus chers, d'autres sont plus modestes. À l'intérieur, les employées sont généralement des immigrantes récentes qui parlent très peu l'anglais. On nous invite à choisir une couleur, à dire ce que l'on veut et la conversation s'arrête là.

J'y suis allée à quelques reprises depuis une dizaine d'années, et, une fois, je n'avais pas d'argent liquide pour laisser un pourboire. Je comprends maintenant pourquoi la caissière a tant insisté pour que je trouve une façon d'en laisser: c'est souvent, trop souvent, la seule paie que recevra la manucure.

Il y a quelques années, on avait entendu parler des dangers que posaient certains produits chimiques utilisés dans les salons de manucure bon marché. Mais jamais n'avait-on documenté aussi précisément les conditions de travail et de vie des travailleuses de ce secteur, qui sont pourtant sous le nez de tout le monde à New York.

Leur routine est terrifiante. Elles travaillent de 10 à 12 heures par jour, sont souvent payées sous le salaire minimum - on parle de 35$ par jour alors que le salaire minimum est de 8,75$ l'heure, mais l'auteur de l'article a aussi vu des annonces publiées dans des journaux chinois à New York parlant de 10$ par jour. Bref, elles survivent grâce aux pourboires. Mais il y a pire: avant d'être embauchées par un salon, ces femmes, qui sont généralement de nouvelles immigrantes ou même des étrangères entrées illégalement aux États-Unis, donc hyper vulnérables, doivent non seulement accepter de ne pas être payées, mais payer elles-mêmes leur patron 100$ ou 200$ en argent liquide pour avoir le droit de travailler dans un cadre considéré comme une période de «formation» pendant parfois trois mois.

La journaliste du Times Sarah Maslin Nir est aussi allée les voir dans leurs appartements, des taudis où ces nouvelles arrivées sont empilées et dorment avec des étrangers, dans des espaces ouverts où on protège l'intimité de chacun en suspendant des rideaux de douche.

L'horreur.

En plus, elle a fait parler ces femmes de la discrimination dont elles sont victimes, selon leurs origines.

Les femmes venues de Corée du Sud sont nettement mieux traitées que les Hispaniques, parce que les propriétaires de ces salons sont souvent des Coréens.

Bref, les New-Yorkais, et nous aussi, pour voir s'il y a des situations semblables à Montréal, vont devoir se poser des questions.

Boycotter ces salons?

Ce n'est pas nécessairement la solution, car ces femmes ont besoin de travail.

C'est notre attitude devant les prix qu'il faut changer.

Là comme dans bien des secteurs, en mode et en alimentation c'est pareil, c'est l'obsession de l'aubaine qui engendre ces dérives.

Ce n'est pas normal qu'un manucure coûte 10$, pas normal qu'un t-shirt coûte 5$, pas normal qu'un kilo de crevettes venues de l'autre bout du monde coûte à peine plus de 10$.

Ce qu'il faut, c'est comprendre que ce qui est offert à très bas prix a souvent un coût réel plus élevé, un prix que d'autres travailleurs paient à notre place ou que nos enfants et petits-enfants paieront plus tard, si l'environnement a été endommagé pour permettre ces aubaines.

Pas très chic, tout ça.