Trouvez-vous normal qu'à l'épicerie, il y ait plus de sortes d'huiles d'olive que de sirops d'érable, sachant que de ces deux produits, l'un est nécessairement importé et l'autre, totalement régional?

Considérez-vous acceptable qu'on sache mieux analyser le goût d'un côtes-du-Rhône ou d'un rioja que celui du sirop d'érable?

Dites-vous qu'il est correct que la tire d'érable soit offerte seulement au printemps, alors que la qualité du produit ne se détériore pas plus que celle du miel, au gré des saisons?

Si vous avez répondu «non» à ces trois questions, c'est que vous êtes comme moi fan incommensurable de sirop, de tire, de sucre d'érable, un être convaincu que les produits issus de la sève de ces grands arbres n'ont pas le traitement, la reconnaissance, le respect auxquels ils ont droit.

Et apparemment, nous ne sommes pas seuls.

J'en ai parlé à Jean-Fabien Lévesque, directeur associé au Maître Boucher, avenue de Monkland, lieu fort fréquenté par les foodies, et il m'assure que nous sommes un nombre grandissant à en vouloir plus.

Le prix élevé de certains produits de l'érable de luxe continue d'effrayer bien des clients, dit-il, mais il y a aussi, en parallèle, une nouvelle cohorte d'amateurs d'érable, qui réclament plus de produits, plus d'information sur les produits, plus de traçabilité, plus de variétés et plus de sirop d'érable transformé.

«Les gens se demandent pourquoi la crème glacée du Bilboquet, à la tire d'érable, n'est offerte qu'au printemps, affirme-t-il. Ils demandent si on a du sirop bio, ils demandent si on a des gâteaux, des biscuits à l'érable, pas ceux industriels à l'essence artificielle... Je ne comprends pas pourquoi ce secteur n'est pas plus développé.»

Aux Douceurs du marché, l'épicerie fine du marché Atwater, même écho. Les clients réclament davantage d'érable. Avant que le commerce ne soit vendu, j'ai eu plusieurs fois la même discussion avec les anciens propriétaires. «N'est-ce pas absurde d'avoir des murs d'huiles d'olive et de vinaigres balsamiques différents et seulement deux sortes de sirop d'érable?»

Leur réponse: s'il y en avait plus sur le marché, des produits différents de ce qui se vend au supermarché, on les prendrait...

Tranquillement, certains producteurs s'attaquent à ce marché. Depuis quelque temps, on retrouve les étiquettes DeSève sur les tablettes, une gamme de produits bios de grande qualité. Le beurre d'érable est particulièrement doux de texture et intense côté saveur. Le sirop a la complexité et la force parfumée typique de nos sirops d'enfance. J'adore tout, la présentation, leur marketing rigolo sur le web et comment ils écrivent «embouteillé à la propriété», comme pour les grands vins français. Et saviez-vous que leur érablière produit du sirop depuis 1798?

Il y a d'autres producteurs, comme ça, qui travaillent leur sirop minutieusement pour le mettre en marché autrement que dans une conserve grise illustrée depuis toujours avec ses arbres, sa cabane et un cheval. Je pense, par exemple, à la ferme Martinette, de Coaticook, qui propose elle aussi des produits bios dont un beurre d'érable remarquablement fin. Et comme en Toscane, où les vignerons produisent parfois de l'huile d'olive, il y a l'ancien banquier devenu vigneron québécois, Léon Courville, qui produit lui aussi du sirop d'érable artisanal, embouteillé un peu comme ses crus. J'ai en vu au Gourmet Laurier et sur le site d'achat en ligne de Latina.

En outre, chaque année, la Commanderie de l'érable, un regroupement de gens voués à la promotion des produits de l'érable, organise aussi un concours pour couronner le meilleur sirop de l'année. Les saveurs sont alors analysées avec les mêmes critères que ceux que l'on utilise pour les vins, histoire de décortiquer précisément ce qui donne le caractère de chaque sirop.

Pendant ce temps, il y a aussi les cabanes à sucre urbaines qui se multiplient à Montréal, les cabanes de chefs qui s'installent à la campagne - comme celle de Louis-François Marcotte à Saint-Faustin - et Martin Picard avec sa cabane à sucre, aidé de la pâtissière Gabrielle Hiller et de ses émissions de télé, qui continuent de répandre activement la bonne nouvelle sur le sirop et compagnie tout en encourageant une quête d'excellence.

En Europe, on se réveille aussi, on commence à comprendre que le «sirop» d'érable, c'est comme l'huile d'olive ou le vin, il y en a de bien des qualités!

En France, Jacques Genin, l'une des figures très actuelles de la pâtisserie parisienne, travaille avec le sirop DeSève. En Italie, à Modène, le chef étoilé Massimo Bottura cuisine avec le sirop de la Société-Orignal tout comme, aux États-Unis, les chefs de grandes tables comme Del Posto ou Daniel à New York et Saison à San Francisco.

Bref, le processus est long et semé d'embûches. Plusieurs petits producteurs, soutenus par l'Union paysanne, accusent le système de brimer leur liberté de vente et de mise en marché, et trouvent que les règles de commercialisation imposées par la Fédération des producteurs acériculteurs du Québec étouffent justement leur créativité et leur liberté d'action. Cette année, le différend s'est envenimé. La Fédération a même eu recours à des agents de sécurité pour surveiller quatre acériculteurs de l'Estrie, actions dénoncées par tous ceux qui trouvent que les règles de commercialisation agricoles au Québec bloquent tous ceux qui veulent faire autrement que ce qui se fait depuis des décennies, que ce soit dans le domaine acéricole ou ailleurs.

Malgré tout ça, l'érable réussit à sortir petit à petit de son espace rustique.

«C'est sûr que pour bien des gens, probablement la majorité, le sirop, c'est d'abord et avant tout la canne. On a grandi avec ça, affirme Jean-Fabien Lévesque. Mais il y a aussi une tendance vers le fancy. Et des gens qui veulent manger de mieux en mieux. Donc il y a encore pas mal de place pour ceux qui sont prêts à leur fournir des produits de très bonne qualité.»