À l'heure où j'écris ces lignes, la France n'est pas du tout remise du massacre de Charlie Hebdo. On ne se sort pas de l'ouragan. Il continue. Les tueurs sont morts, mais la tragédie est-elle réellement terminée, ou n'a-t-elle pas pris une nouvelle dimension dramatique hier quand un des complices s'en est pris à la communauté juive? On n'a certainement pas encore eu le temps de constater, de mesurer tous les dégâts causés par cette tempête meurtrière, cet assaut lancé contre la liberté d'expression, contre la tolérance, contre la démocratie et la modernité, parce que la tragédie se poursuit.

On a déjà commencé à avoir peur. Même ici. Les images du massacre de Charlie Hebdo et des prises d'otages d'hier nous hantent tous. Dans les salles de rédaction, mercredi, la douche a été plus froide que tous les matins à moins mille degrés auxquels on a eu droit toute la semaine, merci, janvier.

Je n'ai pas fait de sondage chez mes collègues, mais j'ai senti le frisson.

On n'arrêtera pas d'écrire ce qu'on a envie d'écrire. Et ce n'est pas moi qui cesserai de dire, je vous le promets, qu'il faut craindre les intégrismes et les intégristes comme la peste, car leur but est de nous faire revenir au Moyen Âge. Et qui, au juste, a envie de vivre au Moyen Âge?

Mais il y aura maintenant une ombre, une sorte de spectre aussi discret qu'indélébile. Comment les images vidéo de ces ordures criant «On a tué Charlie Hebdo» en sortant de l'immeuble du magazine satirique pourraient-elles s'effacer du disque dur de nos crânes? Elles sont là pour rester.

En regardant ce qui se dit sur les réseaux sociaux, en suivant l'actualité, on constate qu'il y a déjà toutes sortes de radicalisations, de dérives, conséquences atroces du drame. On commence déjà autant à accuser faussement qu'à refuser de voir l'évidence. Ça risque d'empirer. Il y aura polarisations, il y aura fractures sociales. Comment les Français s'en sortiront-ils?

Et quel sera l'impact de tout cela sur nos vies ici, sur notre sentiment de sécurité, sur notre capacité de vivre ensemble, gens de fois et de cultures différentes? Ça, on n'en sait trop rien.

L'ouragan sévit toujours. On saura plus tard ce qui a été détruit. Et bien plus tard encore, comment reconstruire.

Le sujet est tellement énorme qu'hier je me suis accrochée à une petite pensée précise. Une pensée pour la femme et les enfants de Raif Badawi, le blogueur saoudien qui, pendant que les tueurs de Charlie Hebdo étaient encore barricadés et que la France s'enfonçait dans ses drames, recevait hier matin les 50 premiers coups de fouet d'une sentence immonde. Son crime: avoir écrit des choses sur l'islam sur son site web Free Saudi Liberals qui ont déplu à son gouvernement. Ce même gouvernement qui a dénoncé la tuerie à Charlie Hebdo, celui d'Arabie saoudite, mais que nous ne dénonçons pas assez.

La femme de Badawi, Ensaf Haidar, et leurs trois enfants, Tirad, Miryiam et Najwa, âgés de 7 à 10 ans, ont été acceptés comme réfugiés politiques au Canada en 2013. Ils vivent à Sherbrooke. Ensaf apprend le français, les enfants vont à l'école et rêvent du jour où ils pourront revoir leur père. Il a été arrêté en 2012, depuis condamné à 10 ans de prison, près de 300 000$ d'amende et 1000 coups de fouet. Pourquoi? Parce qu'il avait lancé un forum de discussion sur le web, encourageant le débat sur la place de l'islam dans la société. Il est aussi accusé d'apostasie, ce qui est gravissime.

Hier, c'est une première séance de flagellation qui a eu lieu, en public.

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Submergée par les pensées au sujet de Paris, des caricaturistes assassinés, des tueurs, de tous ces déchirements, de la difficile suite des choses, incapable de commencer à faire de l'ordre dans tout cela et d'imaginer toute forme de solution, je me suis donc réfugiée dans l'idée qu'ici, on pourrait aider cette famille.

Qu'on lui devait un très, très grand soutien.

Il y a déjà toutes sortes de gens qui les appuient, sur le plan politique, ici et ailleurs et chez Amnistie internationale, bien sûr, mais comme société, si on est vraiment indignés par ce qui s'est passé à Paris, on doit aussi promettre solennellement à ces gens qui sont chez nous, avec nous, de les aider à retrouver Raif. On doit aussi leur promettre qu'ici, ils seront toujours en sécurité et qu'ici, on fera toujours tout ce qu'on peut pour qu'ils soient libres. Libres de croire ou de ne pas croire, libres de s'exprimer, libres de choisir leur vie, libres de faire de mauvaises blagues, libres d'avoir ou pas des enfants, libres de dire, de penser, d'aimer comme ils le veulent. Libres de vivre dans notre société moderne, égalitaire, tolérante, démocratique.

S'il y a une bonne chose qui a pu arriver cette semaine, dans ce bain de sang, entre les balles et les coups de fouet, peut-être est-ce ce rappel : on a bien vu que nos libertés étaient vulnérables, mais on a aussi vu qu'elles existaient.