À Toronto, le Drake est une institution. Un hôtel un peu galerie d'art, un peu centre d'artistes, un peu destination branchée, qui a transformé un quartier.

Lorsqu'il a ouvert, il y a une dizaine d'années, attirant rapidement les foules de jeunes dans ses bars très actuels, cette zone autour de la rue Queen, bien à l'ouest du centre-ville, passé Ossington, était plutôt modeste, tranquille, un secteur rempli de maisons étagées à pignons datant pour la plupart du début du siècle dernier. Le coin était connu surtout comme le Petit Portugal de Toronto.

Aujourd'hui, le Drake est au centre d'une zone embourgeoisée, remplie de boutiques cool et de restaurants fréquentés par les néogourmets. L'aura très avant-gardiste est un peu disparue. Mais l'hôtel demeure une référence. Un point de repère du Toronto artsy. Et rien de tel n'existe à Montréal. Et je n'ai jamais rien vu de tel non plus, cette combinaison précise d'activités culturelles et d'hôtellerie, dans les autres grandes villes du monde occidental où j'en ai cherché.

Ce que j'ai appris, bien après avoir commencé à le fréquenter et bien après avoir répété abondamment à quel point j'aimerais voir apparaître un tel concept à Montréal, c'est que le Drake a été fondé par un Montréalais.

Il s'appelle Jeff Stober. A grandi à Mont-Royal. Ses parents habitent maintenant le quartier Snowdon. C'est un fan fini du Canadien. Et il adore l'art contemporain.

Je l'ai rencontré à Wellington, sur les rives du lac Ontario, dans le Prince Edward County, une nouvelle zone de villégiature vinicole à quelques heures de voiture de Montréal, où il vient d'ouvrir un nouvel hôtel, le Drake Devonshire.

«Comment vont mes chers Habs?», demande-t-il alors que la conversation commence à peine. «Ce sera toujours mon club», explique-t-il. Stober habite Toronto depuis une bonne trentaine d'années maintenant, mais son allégeance n'a jamais été transférée aux Leafs. Certains éléments identitaires fondamentaux, comme ça, ne prennent jamais la 401.

L'histoire de Stober est une histoire de succès. Entrepreneur depuis toujours, «j'avais une entreprise de lavage de fenêtres quand j'étais ado», il fonde une entreprise d'informatique, ou plutôt d'informatisation des entreprises, juste au bon moment, à la fin des années 80, après un bac à l'Université Western où il avait déjà lancé une start-up.

«La vague de l'informatisation des entreprises, j'ai surfé dessus exactement quand il le fallait», dit-il. Puis il décide de tout vendre, alors que les affaires roulent rondement - «on avait des bureaux dans 15 villes» -, pour changer de direction.

«Pour moi, en 1998, c'était clairement terminé. J'ai tout vendu. Je suis parti au Népal, en Inde», explique l'homme qui a maintenant 55 ans. Un an et demi de voyages, de découvertes, de vélo, de marche. Là, il réalise que ce qu'il a vraiment envie de faire, c'est devenir aubergiste nouveau genre.

«Dans la vie, il faut être vrai avec soi-même», explique l'homme d'affaires. «J'aimais les hôtels, j'aimais l'art contemporain.»

Il cherche alors une ancienne auberge à transformer à Toronto. Il tombe sur l'hôtel Drake, une ancienne institution construite en 1890, alors en chute libre. Il l'achète.

«Ça ne prenait pas un PhD en immobilier ou en développement urbain pour savoir que ce quartier était sur le point de devenir populaire», explique-t-il. «Près du centre-ville, dans un quartier d'artistes...»

La suite de l'histoire s'écrit rapidement. L'hôtel est rénové pour rester ancré dans son univers un peu marginal. On crée une résidence d'artiste, une salle pour des performances, des espaces pour accrocher des oeuvres, des chambres décorées avec des meubles vintage récupérés, un restaurant aux ingrédients régionaux...

«C'est un hôtel pour les locaux», explique-t-il. Un lieu où s'arrêter quand on voyage, mais qui a une vie grâce à la population torontoise. «Et quand les gens voyagent, ils veulent une expérience unique. Et qui, plus que les artistes, nous dit ce qui se passe dans une société, à un moment précis?»

Stober pense au Paris du début du siècle dernier, à l'histoire du Titanic où le jeune artiste séduit la bourgeoise. «Les bourgeois voudront toujours chercher de l'énergie chez les artistes», dit-il.

Stober ne veut pas dire s'il aimerait ouvrir un tel hôtel à Montréal. Mais on sent qu'il n'est pas contre l'idée. «Le Mile End? Je n'y vois pas d'anciens hôtels à retaper...»

Et quoi qu'il en soit, pour le moment, il vient de lancer un projet dans le Prince Edward County, à Wellington, où il a transformé une ancienne résidence pour personnes âgées, sur le bord du lac Ontario, en Drake Devonshire.

Même s'il est au milieu de la campagne, il y a apporté son concept. Des oeuvres d'artistes partout. Des fresques de Rick Leong, peintre de la nature poétique britanno-colombienne, dans les chambres, des portraits trouvés dans des brocantes réinterprétés par Team Macho, collectif de Toronto, un peu partout dans les couloirs. Chaque objet est choisi. Les meubles ont été trouvés dans mille brocantes ici et aux États-Unis. Rien n'est faussement vieux.

Le mardi soir de mon passage, une soirée «à micro ouvert» attire tous les artistes en herbe du canton, incluant ados et employés de l'hôtel. Certains sont étonnamment bons.

«Nous sommes engagés envers les arts et la culture», explique Stober en prenant quelques secondes pour écouter, ravi, les artistes chanter. «Et nous sommes engagés envers les communautés, peu importe où nous nous installons.»