Gastón Acurio aura bientôt 47 ans. Chef, entrepreneur, homme d'affaires, il a grandi et est entré dans l'âge adulte au Pérou durant les années où personne ne voulait rester au pays. Pensez bombes, terrorisme, Sentier lumineux, dictature, inflation, corruption, criminalité extrême, morosité.

Lima, qui a déjà tendance à la grisaille, était à cette époque plus que morne. On y mangeait certes joyeusement les traditionnels ceviches, ces savoureux plats de poissons crus marinés dans le jus de citron et autres aromates. Mais le Pérou était un pays où on voyageait avec précaution pour aller voir Machu Picchu et Cusco, sans trop s'attarder dans une capitale polluée, chaotique, souvent plus inquiétante que charmante. Et où il fallait des gardes du corps pour aller au cinéma.

«C'était le cauchemar», se rappelle Acurio.

Puis il a ouvert son premier restaurant en 1994.

Et quelque 20 ans plus tard, le pays n'est plus le même.

Fujimori le dictateur est parti, le Sentier lumineux ne terrorise plus personne et l'économie va nettement mieux. Grâce aux mines.

Et grâce à la cuisine.

Oui, la cuisine, un secteur qui fait travailler 5 millions de Péruviens et représente environ 11% du PIB. La pêche et l'agriculture - café, chocolat et quinoa, en particulier - sont en pleine croissance. Et quelque 80 000 Péruviens - sur une population de près de 31 millions d'habitants - étudient la cuisine. Dans le documentaire Perú Sabe, qui décrit cette transformation du pays par le ventre, on interroge de jeunes Péruviens des bidonvilles qui disent qu'ils ne veulent plus être joueurs de soccer. Ils veulent être chefs.

Chef comme Gastón Acurio, le géant qui a lancé cette révolution par la cuisine et dont certains disent qu'il est devenu si populaire qu'il en est présidentiable.

Le Washington Post l'a comparé cet été à Oprah. Certes, il a de nombreux restaurants - aujourd'hui 44, dont le célèbre Astrid&Gastón, sans compter une flopée d'établissements hors du Pérou -, mais il publie en outre des livres et anime des émissions de télé...

Motiver tout un pays

Ce n'est pas tout. Acurio use de sa popularité pour aller chercher les jeunes dans les bidonvilles et les convaincre d'étudier la cuisine. Pour motiver tout un pays.

«Ce qui est important, c'est que le rêve est revenu», m'a-t-il expliqué en entrevue à Lima, il y a quelques mois. «Et ce qu'on a découvert, c'est que la cuisine pouvait être un outil de changement social.»

Et ça, ajoute-t-il, «on ne le savait pas avant».

Acurio, qui a grandi dans une famille bourgeoise et politique de Lima, devait devenir avocat, quand il est parti en Espagne étudier à la fin des années 80. Il s'est plutôt arrêté à Paris, s'est inscrit au Cordon bleu et est revenu au Pérou avec à son bras une nouvelle épouse, l'Allemande Astrid, et en poche un diplôme en cuisine plutôt qu'en droit.

Acurio hausse les épaules, un peu exaspéré, quand on lui parle de se lancer en politique. S'il habitait en France, il ferait plutôt partie du mouvement de «faiseux» que sont les Zèbres d'Alexandre Jardin. Pour lui, l'oeuvre politique se fait sans être politicien. «Notre idéologie, dit Acurio, c'est l'action.»

Par exemple en mettant de l'avant la cuisine péruvienne comme une cuisine riche, unique et rassembleuse, qui n'est pas l'apanage de quiconque. Les Péruviens de toutes classes sociales et origines s'y identifient et sont fiers de leurs ceviches, papas, tiraditos, leche de tigre, anticuchos, lomo saltado, sauce huancaína, tout comme leurs cuisines hybrides d'influence chinoise, la chifa, ou japonaise, la nikkei, pour ne nommer qu'elles. Acurio a redonné confiance aux restaurateurs des grands centres, à commencer par Lima. Ils ont désormais le vent dans les voiles. Plusieurs cuisiniers ont racheté leur établissement, des cuisiniers de rue, comme la petite vendeuse d'anticuchos - sorte de brochettes - Grimanesa Vargas, sont devenus des vedettes. Mme Vargas, qui a plus de 70 ans, a même été la vedette d'une campagne de pub d'une banque!

Aujourd'hui, Lima est un arrêt obligé pour tout circuit gastronomique international. Mais les Péruviens sont les premiers à l'apprécier. Quand Acurio se balade sur le site de Mistura, immense foire culinaire jouissant d'une immense popularité - des centaines de milliers de Péruviens s'y rendent - qu'il organise chaque année sur plage de la capitale, au début de septembre, il est accueilli comme une vedette rock. C'est à peine s'il peut marcher. De toutes parts, des fans l'assaillent en l'appelant par son prénom. «Gastón! Gastón!»

Mouvement social

Cet orgueil de participer à un mouvement social s'est aussi emparé des producteurs. Dans les montagnes, des milliers de femmes qui faisaient pousser de la coca pour les trafiquants de drogues se sont plutôt tournées vers le chocolat. Des horticulteurs ont ressorti de leurs trésors familiaux des variétés rares ancestrales de pommes de terre qui sont aujourd'hui servies sur les plus grandes tables de la capitale et de Cusco, comme le Central de Virgilio Martínez et Pia León, 15e meilleure table du monde, et meilleure table d'Amérique latine, selon la fameuse liste San Pellegrino.

«Gastón? Il a une façon différente de dire les choses et il pousse les gens à faire de bonnes choses», résume le chef Roberto Grau, maintenant à Londres pour piloter un autre projet de restaurant signé Acurio...

En chemin, Acurio s'est aussi mis à former des cuisiniers dans ses cuisines - dont Martínez, qui a longtemps travaillé à Astrid&Gastón -, mais aussi en mettant sur pied l'Institut culinaire de Pachacutec, dans le bidonville de Ventanilla, à une quarantaine de kilomètres au nord de Lima. Ouvert en 2007, cette école permet chaque année à des milliers de jeunes de s'extirper des ornières auxquelles les condamnaient leurs origines modestes et d'obtenir une formation qui leur sera d'un grand secours.

«Il y a encore pas mal de gens à l'extérieur du rêve, dit Acurio, mais on va les chercher, un par un. Et cette histoire ne fait que commencer.»