«Ici, tout est bon», lance Janette Bertrand, totalement enthousiaste, devant le menu de L'Orchidée de Chine, au centre-ville, où elle m'a donné rendez-vous. Mme Bertrand, qui vient d'avoir 89 ans, marche difficilement et préférait ne pas se rendre trop loin de chez elle. Mais ce restaurant chinois n'a rien d'un compromis. «J'adore ça, parce que je mange ici des plats que je ne sais pas préparer.»

Mme Bertrand aime beaucoup cuisiner et manger. En fait, elle est surtout heureuse de partager. Mère, grand-mère, arrière-grand-mère, sa vision de la journée idéale est à la campagne, au bord de son lac dans Lanaudière, des chaudrons sur la cuisinière et la maison remplie des siens. Unie à son mari pendant 34 ans puis à son conjoint actuel, Donald, depuis 30 ans, on peut dire aussi que c'est une femme qui s'engage. Politiquement, socialement, amoureusement et familialement.

«Que vas-tu faire avec tout ça?», me demande-t-elle après deux heures de conversation. On a parlé de tout comme de grandes amies de toujours, alors qu'on ne s'était jamais rencontrées. On a traversé sa vie, discuté de la société actuelle, d'écriture, de cuisine, de la stupidité des kilos en trop et du bonheur en moins. On a parlé aussi un peu de la controverse dans laquelle elle a été plongée, dans laquelle elle s'est plongée en tentant d'expliquer pourquoi elle appuyait la Charte des valeurs de l'ancien gouvernement péquiste. «Je ne regrette rien», dit-elle sans hésiter. Mais c'est terminé. Le dossier est clos. Elle ne veut pas revenir sur les propos qui l'ont mise dans l'embarras et qui, aux yeux de plusieurs, exposaient au mieux une certaine déconnexion des enjeux multiculturels actuels, au pire une certaine xénophobie.

«Je me battrai dorénavant dans mes livres», lance-t-elle. «Pas en politique.»

Sa biographie Ma vie en trois actes, transformée en série documentaire qui sera diffusée sur RDI les 20, 27 juin et 4 juillet prochains, comprendra d'ailleurs un quatrième acte d'ici deux ans. Elle me l'annonce en primeur.

Après la controverse de la Charte, Janette Bertrand est rentrée chez elle, près des siens, et s'est remise tranquillement. Ébranlée? Non. Déçue, attristée, peut-être. «Mais ce n'est pas la première fois que je dis des choses qui choquent», explique-t-elle. Saviez-vous que même Quelle famille!, l'émission des années 60 et 70 qu'elle a coécrite et où elle jouait avec son mari de l'époque Jean Lajeunesse, ses enfants Martin et Isabelle et même son chien Macaire, l'émission bon enfant devant laquelle s'installait une bonne partie de la province, saviez-vous que cette émission, donc, lui a valu des appels de curés qui la trouvaient «vulgaire» ?

Mme Bertrand, c'est le moins qu'on puisse dire, fait partie de ces êtres qui ont peu de filtre, peu de tolérance à la loi du non-dit, peu d'aptitudes pour le tournage autour du pot.

C'est une de celles qui a le mieux dit, à Tout le monde en parle notamment, pourquoi il était si compréhensible que les Québécoises, historiquement bafouées par les religions, soient aujourd'hui très sensibles au retour du religieux dans la sphère publique, par le biais des demandes d'accommodements raisonnables.

J'ai trouvé malavisés certains de ses propos au sujet de la Charte, ses craintes hypothétiques au sujet de riches musulmans qui pourraient, un jour, la priver d'un accès libre à sa piscine. Il était malhabile de réfléchir ainsi à voix haute, avec une apparente légèreté, sur une question aussi fragile.

Mais cela fait partie du personnage et de sa façon d'aborder les débats sociaux.

Quand Mme Bertrand parlait du sida dans les années 80, de violence conjugale, d'impuissance et de nombre d'autres sujets délicats, elle faisait exactement la même chose: elle cherchait à mettre des mots sur des questions délicates en visant souvent juste, mais aussi parfois en ratant un peu la cible. Le but demeurant, encore et toujours, avec ou sans élégance, de faire avancer la discussion en brisant un silence étouffant.

Selon Mme Bertrand, il est normal que la marche vers l'égalité entre les hommes et les femmes soit ainsi jalonnée de moments pénibles, mais elle demeure optimiste.

«Tu comprends pas mal de choses en vieillissant, et je crois que l'être humain est fondamentalement bon», affirme-t-elle. Cela dit, nous traversons, croit-elle, une transition historique immense. «Les hommes sont les patrons depuis Cro-Magnon. Et les femmes étaient leurs employées. Maintenant, elles veulent devenir leurs associées. Les hommes sont désemparés.»

Et les deux sont attirés l'un par l'autre. Ce qui explique, croit-elle, pourquoi tant de femmes dans la vingtaine mettent de côté leurs revendications et refusent de s'identifier comme féministes. «Elles ne veulent pas faire fuir les hommes.»

«Mais qu'arrivera-t-il à toutes ces femmes avocates, médecins, chefs d'entreprise, qui deviendront pourvoyeuses alors que ç'a toujours été le rôle traditionnel des hommes, qui marieront-elles, veux-tu bien me dire?»

Lorsque je lui fais remarquer que son portrait de la situation est plutôt décourageant pour les jeunes femmes, elle répond qu'il ne faut pas se décourager. «Mais ça ne se fera pas sans heurts... Ça ne se fera pas sans heurts. C'est très troublant. Est-ce qu'on doit cesser de penser aux choses parce que c'est déprimant?»

Elle, ce qui la déprime actuellement, c'est aussi l'âgisme.

Elle en a parlé souvent. Et ne cessera pas de sitôt.

«On dit en Chine qu'un vieux qui meurt, c'est une bibliothèque qui vient de brûler», confie-t-elle.

Ici, on ne respecte pas les personnes âgées, avec leur expérience, leur savoir accumulé avec les années. On ne leur demande pas leur avis, on les tasse, on ne s'incline pas devant leur sagesse, et si elles font une erreur, on est prompt à les qualifier de gagas ou de gâteuses.

«C'est quand la dernière fois qu'on a demandé à ta mère, à ta grand-mère, ce qu'elle pense des élections?»

La vie, explique Mme Bertrand, ressemble un peu au titre d'un roman de Romain Gary, Au-delà de cette limite, votre ticket n'est plus valable. «J'espère que les baby-boomers réussiront à changer tout ça.»