Cette semaine, je n'ai pas mangé avec Joanne Liu.

Nous avons simplement pris un café sur Notre-Dame Ouest, non loin du marché Atwater.

Manque de temps, mais aussi un peu, je crois, manque d'envie ou d'à-propos. Qui a envie de parler des horreurs de la guerre au Kivu, en République démocratique du Congo, avec la présidente internationale de Médecins sans frontières, ou de comparer les tragédies syrienne et centrafricaine, entre deux bouchées de steak et une cuillerée de crème au chocolat?

Nous avons commandé un cappuccino, puis la discussion a démarré sur les chapeaux de roue. Sur les guerres qui ravagent certains coins de la planète dans l'indifférence. Sur les catastrophes, dont elle a été, dont elle est toujours, témoin dans le cadre de son travail. En Asie, en Afrique, en Amérique centrale. Conflits fratricides, religieux, violences urbaines, épidémies... Sur la nécessité de secouer tout le monde. De dire quelque chose comme: «Allô, ça va mal sur la planète... Peut-on se réveiller et y réfléchir un peu?»

Pédiatre de formation, sorte d'Indiana Jones féminin mâtiné de médecine moderne, Joanne Liu a 48 ans, un job aux urgences de Sainte-Justine et à l'Université de Montréal. Elle vient de terminer une maîtrise en gestion internationale de la santé publique à McGill, où elle a étudié avec le professeur Henry Mintzberg, sommité en la matière. Élue l'été dernier, elle est depuis octobre présidente internationale de Médecins sans frontières. Officiellement, elle est installée à Genève, là où sont les bureaux centraux de MSF. «Mais en réalité, dit-elle, je n'y suis pas 60% du temps.»

En effet, elle voyage énormément. Elle va en Syrie sur le terrain pour soigner les victimes de la guerre, à titre de médecin plutôt que comme présidente de MSF: trop compliqué, trop protocolaire. Elle va en République centrafricaine, où un conflit d'ordre ethnique et religieux rappelle les pires cauchemars du Rwanda. Elle va en République démocratique du Congo, où elle s'est déjà rendue une douzaine de fois, où quatre membres de MSF ont été enlevés l'an dernier, et dont elle doit chercher à négocier la libération. Elle va en Birmanie, où le VIH fait des ravages et où une souche de malaria inquiétante - aussi présente au Laos, au Viêtnam et au Cambodge - fait craindre le pire aux autorités sanitaires. «Il ne faut pas que ça arrive en Inde!», lance-t-elle.

Comment une femme aussi occupée et dont les tâches sont si cruciales sur le terrain, par exemple sauver un enfant aux prises avec une pneumonie qui serait aisément traitable ici, mais qui risque de le tuer au Soudan du Sud, ou encore une femme en train de mourir d'une complication d'une IVG clandestine, comment, dis-je, une femme aussi occupée trouve-t-elle le temps de s'entretenir avec une journaliste?

Cela s'explique: la Dre Liu veut désespérément attirer l'attention sur tout ça. «Je trouve ça très difficile, à Montréal, d'intéresser les gens aux grandes causes internationales», dit-elle. «Mais il est clair qu'un des problèmes, c'est que tout ça est très compliqué à comprendre.»

La campagne «Bring back our girls» visant à attirer l'attention de la communauté internationale sur le rapt de quelque 200 lycéennes nigérianes par un groupe islamiste fondamentaliste en avril a réussi à faire connaître ce drame, notamment parce que Michelle Obama y a participé, mais aussi parce qu'il était facile à comprendre. Des extrémistes délirants enlèvent plus de 200 filles, veulent les soumettre, rejettent l'éducation des femmes, le disent haut et fort. Les concepts sont faciles à saisir.

Mais tentez d'expliquer ce qui se passe en Centrafrique, et c'est une autre histoire. «C'est ce que j'appelle un conflit millefeuille», dit la Dre Liu. Les rivalités ethniques se mêlent aux luttes religieuses, sur fond historique complexe. On ne sait plus qui fait quoi, on ne comprend pas qui sont les agresseurs ou les agressés, mais seulement qu'aucune règle ne tient, même pas les codes d'honneur qui peuvent donner aux pires criminels un vernis d'humanité. En Centrafrique, les malades se font tuer devant les yeux des équipes de MSF, quand ce ne sont pas elles qui sont attaquées. «Au moins, en Syrie, on comprend les patterns, explique la Dre Liu. Les bombes tombent, les brûlés arrivent.» En Centrafrique, MSF travaille dans un chaos sanglant total où on ne sait jamais par où surgira l'horreur.

Médecins sans frontières compte 30 000 employés et un budget de 1 milliard d'euros, dont 90% proviennent de fonds privés. Cela lui donne une indépendance d'action bénéfique en temps de crise. Les équipes se mobilisent rapidement et partent.

Actuellement, explique la Dre Liu, l'organisme consacre 30% de ses ressources directement sur le terrain de conflits armés, 30% sur le terrain d'anciens conflits, à gérer les conséquences, et le reste à soigner des malades et à faire de la prévention dans des milieux stables, aux prises avec des problèmes médicaux graves, comme la malaria en Asie du Sud-Est, le VIH en Afrique du Sud et la rougeole.

La rougeole?

«Oui, la rougeole. C'est l'un des premiers symptômes de la défaillance de l'infrastructure médicale d'une société», note-t-elle. Le signe qu'on ne vaccine plus. Que les enfants n'ont pas accès aux soins les plus basiques en santé publique. Comme c'est le cas en Syrie, où on constate le retour de la polio. «Si tu savais combien d'enfants j'ai perdus à cause de la rougeole...», dit la Dre Liu.

On aurait pu s'entretenir des heures durant, mais Joanne Liu devait se rendre à la remise des diplômes à McGill. À travers tout ça, elle a terminé sa maîtrise.

Un phénomène.