Il y a plusieurs années, j'ai arrêté de manger des crevettes importées. Je venais de lire Bottom Feeders - Notre mer nourricière en français - de Taras Grescoe, qui décrivait toutes sortes d'horreurs environnementales liées, notamment, au pillage des océans et à l'élevage des crevettes en Inde.

Fini, ai-je décidé. Je ne garde plus que les crevettes nordiques au menu, nos adorables crevettes de Matane. Pour le reste, je boycotte. Ça et toutes sortes d'autres poissons menacés, mal pêchés, mal élevés.

Évidemment, je me suis fait poser beaucoup de questions au sujet de cette décision, au point que je me suis dit qu'au lieu de répéter ce que j'avais lu, je devrais peut-être aller voir moi-même. C'est ainsi que je suis partie il y a quelques mois en reportage en Thaïlande, royaume mondial de la crevette, avec le photographe Ivanoh Demers. (Le tout est paru dimanche dernier dans La Presse.)

Nous nous sommes envolés en nous demandant comment nous ferions pour voir les produits chimiques, les antibiotiques, les marécages dégueus des fermes de crevettes démolissant les mangroves... Nous avons atterri devant une tout autre histoire.

Je m'en souviendrai toujours, car j'ai cru que j'allais me mettre à pleurer en apercevant la scène, à Mahatchai, à quelques dizaines de kilomètres au sud de Bangkok, centre névralgique du commerce de la crevette. Il y avait des dizaines et des dizaines d'hommes accroupis, pieds nus sur le béton mouillé par le liquide visqueux que dégagent les poissons pêchés depuis trop longtemps, sous le soleil, en train de trier les prises. Sans glace. Sans bottes, sans gants, sans chapeau.

Des hommes qui, après avoir passé des journées et des journées en mer, sur des rafiots, payés en dessous du salaire minimum thaï - 8 $ par jour -, trient leur nauséabond butin pour qu'il parte vers les usines de moulée à crevettes.

Si nos crustacés coûtent un prix si raisonnable, dans nos supermarchés, c'est parce que ces hommes-là, des travailleurs immigrés d'origine birmane, pour la plupart, acceptent de participer à la chaîne de production pour mille fois rien.

La question environnementale n'a pas encore été totalement réglée. Le gouvernement thaïlandais a beaucoup fait pour limiter la multiplication de fermes dans des zones fragiles, notamment les zones côtières, et pour réglementer l'utilisation de produits problèmes, dont les antibiotiques. L'industrie s'est elle-même aussi beaucoup disciplinée.

Rien n'est parfait, évidemment, et aujourd'hui, la Thaïlande fait probablement les frais de ses erreurs passées, car elle est aux prises avec une épidémie d'une maladie s'attaquant aux crevettes blanches appelée laconiquement par tous EMS (Early Mortality Syndrome). Les chercheurs ne la comprennent pas bien, mais, cela ne fait guère de doute, elle est liée aux productions extrêmement intensives des dernières décennies.

Reste que sur le plan environnemental, il y a eu du progrès. Mais sur le plan humain...

Sur le plan humain, la situation est difficile. Très difficile.

Toute l'industrie repose sur la capacité des travailleurs immigrés d'accepter des conditions de travail extrêmement pénibles.

Doit-on donc arrêter de manger des crevettes thaïlandaises ? avons-nous demandé à toutes sortes de travailleurs et à ceux qui les défendent. En allant chez Costco ou Metro acheter des sacs de crustacés thaïlandais congelés, encourageons-nous une industrie qui ne mérite que d'être boycottée, vu ce qu'on impose aux travailleurs ? Salaires pires que ridicules, conditions de travail dangereuses, absence de protection sociale, non-respect des dispositions les plus élémentaires des lois sur le travail...

Chaque fois, la réponse a été la même.

Non.

Il ne faut pas boycotter les crevettes thaïlandaises. Arrêter de les acheter serait encore pire. Des dizaines de milliers d'employés perdraient leur emploi.

Même s'ils passent leurs journées payés 1 $ l'heure, debout à éplucher des crustacés, disparaissant sous des vêtements industriels qui leur enlèvent toute identité - on les distingue à leur numéro dans le dos. Même si les défenseurs des droits des travailleurs migrants se font harceler juridiquement et menacer de perdre la parole, comme c'est le cas d'Andy Hall. Même si les ouvriers se font maintenant cavalièrement licencier sans le moindre parachute parce que la production, aux prises avec l'EMS, diminue. Même si des hommes passent leurs journées en bateaux, nu-pied, sans gants, à vider les océans au filet pour amasser des poissons qui vont servir à nourrir des crustacés...

Non, il ne faut pas arrêter de manger des fruits de mer de Thaïlande, nous ont-ils tous dit. Mais il faut arrêter de toujours s'attendre à des prix plus bas et encore plus bas.

Parce que chaque cent que nous ne payons pas est un cent que des familles n'auront pas.

Les fermiers se portent en général plutôt bien. Les transformateurs se portent bien. (Si vous lisez le reportage, vous verrez que l'un d'eux nous a emmenés à son usine dans sa voiture à 400 000 $...)

Mais les gens au bas de l'échelle, eux, paient le prix fort.

Depuis que je suis revenue de Thaïlande, je ne regarde plus les crevettes de la même façon. Peu envie de manger des produits venus de si loin. Pas envie non plus de les boycotter systématiquement comme avant. Mais peu envie non plus d'encourager un système où une infime fraction de l'argent que nous dépensons, comme consommateurs, se rend dans les poches de gens qui triment dur dans des conditions qu'aucun d'entre nous n'accepterait d'endurer.

Depuis que je suis revenue de Thaïlande, j'ai envie qu'on se préoccupe autant de droits de la personne que d'environnement.