«Savez-vous ce qui est vraiment débile dans tout ça? , lance Greg Lowe, derrière sa caisse, au café Bread and Sons. Savez-vous ce qui est fou? C'est que plus personne n'est surpris.»

Je suis dans la rue Bank, à Ottawa, à quelques carrefours du Sénat, et tout le monde dans le café semble tout à fait au courant des dernières révélations de l'audit de Deloitte au sujet des dépenses indues de quelque 120 000$ de la sénatrice Pamela Wallin. «Ces gens-là exagèrent. Ils profitent de leur poste», ajoute Phyllis Robinson, une fonctionnaire de l'Agence du revenu du Canada venue chercher son lunch. «J'aimais bien Mike Duffy quand il était journaliste, poursuit-elle. Mais là, je suis vraiment déçue.»

Pourquoi, se demande-t-elle, semble-t-il avoir changé de code d'éthique en devenant sénateur?

En fait, la question se pose partout, en ce moment, à travers le pays.

Comment se fait-il que deux des sénateurs au coeur du scandale d'abus de dépenses, Pamela Wallin et Mike Duffy, soient des journalistes, les dernières personnes à pouvoir plaider l'ignorance puisqu'elles font constamment des reportages sur les abus financiers des personnages publics?

Le cynisme est-il rendu là?

Est-il rendu au point où même d'ex-reporters s'imaginent que personne ne le remarquera, que personne ne les montrera du doigt, que personne ne se surprendra ou n'enquêtera?

Accusée par le rapport de Deloitte d'avoir réclamé environ 120 000$ de dépenses pour son travail de sénatrice, alors que c'était plutôt des dépenses personnelles ou partisanes, Pamela Wallin s'est défendue en disant que les règles sur ce qui constitue une dépense sénatoriale avaient changé en cours de route et que les nouvelles règles avaient été appliquées à des dépenses faites auparavant. Elle a défendu sa gestion de crise en disant qu'elle avait été mal conseillée par un autre sénateur conservateur.

Elle s'est défendue en trouvant toutes sortes d'excuses.

Mais savez-vous combien elle a réclamé en dépenses en 45 mois, donc pas tout à fait quatre ans, de travail de sénatrice? Plus d'un demi-million: 532 508$. Là-dessus, 73% sont apparemment légitimes. Mais les montants sont tellement immenses qu'on peut difficile croire qu'elle-même n'en était pas gênée.

Une limousine ici, un billet d'avion Ottawa-Toronto là... Beaucoup, beaucoup de dépenses dans la métropole ontarienne - où elle a un appartement - alors que sa résidence de sénatrice est officiellement en Saskatchewan, la province qu'elle représente politiquement...

«Après avoir pataugé dans l'étude de Deloitte, on ne peut que conclure que Wallin a elle-même enterré et potentiellement éclipsé une vie de réalisations sous le poids de l'orgueil et de droits qu'elle s'est arrogés», écrivait fort justement hier le columnist Tim Harper dans le Toronto Star.

Pourtant, quand elle était journaliste, tout comme Duffy - qui est pris, lui aussi, dans un scandale de dépenses excessives -, elle a dû faire des dizaines et des dizaines d'entrevues et lu autant de manchettes au sujet des politiques et fonctionnaires qui abusent de leur accès aux fonds publics. Comment a-t-elle pu naviguer là-dedans sans se douter qu'on la remarquerait?

Comme le dit le caissier de Bread and Sons, le problème est-il qu'à Ottawa, plus personne ne se surprend de rien, plus personne n'est choqué de rien, et plus personne, donc, ne voit la frontière entre une dépense justifiée et une dépense tirée par les cheveux?

Pour le contribuable qui regarde tout cela de loin, cette histoire donne envie de hurler.

Non seulement parce que des sénateurs, d'anciens journalistes, donc des gens qui se projettent comme des redresseurs de torts, à qui on aurait dû pouvoir faire confiance, se sont avérés des dépensiers irresponsables comme tant d'autres avant eux. Mais en plus, parce que les démarches nécessaires et incontournables pour mettre le tout au jour ont coûté encore plus cher.

Pamela Wallin doit repayer en tout 121 000$? Le rapport d'audit a coûté 127 000$! (Plus 101 000$ si on compte aussi la recherche nécessaire sur les dépenses des sénateurs Patrick Brazeau, Mike Duffy et Mac Harb).

Évidemment, il était essentiel que l'enquête soit faite. Mais n'est-ce pas un peu cher? Et peut-on réclamer le droit d'être exaspéré? Pourquoi vous et moi devons-nous payer le prix de l'erreur commise par Stephen Harper en nommant à une institution qu'il est le premier à critiquer des gens qui n'avaient pas la rigueur éthique pour y être?

Personne ne pouvait prévoir ce qui est arrivé, vous dites.

D'accord. Peut-être.

Mais les personnes reconnues coupables ne devraient-elles pas payer une partie de la note de l'audit?

Pour amoindrir notre exaspération collective devant des gâchis comme celui dont on a pris la mesure cette semaine. Pour dissuader encore plus tous ceux qui ont accès aux fonds publics de s'en servir comme s'il s'agissait d'un intarissable portefeuille personnel alors que c'est nous, les contribuables, qui devons le remplir.