«Tout ça, c'est n'importe quoi. Je n'en crois pas un mot», lance Craig Smith, assis à la taverne Sullie Gorman's du Royal York Plaza, centre commercial d'Etobicoke fréquenté par le maire Rob Ford. «Il fait du très bon boulot.»

«C'est mon ami, je n'en dirai pas plus», ajoute la barmaid.

«Ford? Il est très gentil. Il vient ici souvent», poursuit la caissière de la pharmacie voisine, un commerce qui s'appelle, tenez-vous bien, Drugtown Pharmacy.

Ford, ce gars qu'on adore ici, c'est aussi ce personnage hautement controversé dont toute la métropole canadienne se demande actuellement s'il a fumé du crack et si son frère était un revendeur de haschisch dans les années 80, tel que l'ont décrit deux reportages parus depuis 10 jours - l'un dans le Toronto Star, l'autre dans le Globe and Mail.

À côté de Smith, un ami, qui sirote lui aussi une bière par ce dimanche après-midi magnifiquement ensoleillé, opine dans le même sens. «Je le crois, lui. Tout le reste n'est que rumeurs. C'est un bon maire.»

Un peu plus loin, dans le stationnement du supermarché Metro, une dame à la tête blanche ajoute qu'elle croit aussi en Ford. «Un homme bon pour qui je suis désolée.»

«La vérité, ajoute Vince, un autre passant appelé, c'est que s'il y avait des élections demain matin, il serait réélu.»

Nous sommes au coeur d'Etobicoke, ancienne banlieue torontoise intégrée à la ville centre au moment de la grande fusion de 1998 et dont Ford fut longuement conseiller municipal. Au coeur de ce qu'on appelle carrément, ici, la «Ford Nation».

La «Ford Nation», ce sont tous ces électeurs qui ont porté au pouvoir, en 2010, cet homme qui refuse de participer aux journées de la fierté gaie, qui n'adore pas du tout les pistes cyclables, qui voulait d'un nouveau casino à Toronto - il s'est fait dire non par le conseil; il veut d'ailleurs réduire le nombre de conseillers municipaux de moitié, tout comme les taxes - et qui, en chemin, traite les médias de tous les noms.

«Plus bas que bas», a-t-il dit à leur sujet hier à la radio, en compagnie de son frère Doug.

Ensemble, dans le cadre d'une émission hebdomadaire qu'ils animent à une station privée, ils s'en sont donné à coeur joie. Le mot «racistes» a été lancé, subtil. Et puis, le meilleur: «larves» (maggots)...

«Ce qu'il faut comprendre, m'a expliqué Vince, et plusieurs autres que j'ai rencontrés, c'est qu'il y a une fracture entre le Toronto central et le Toronto des anciennes banlieues comme Etobicoke.» Une fracture idéologique, culturelle. Dans les quartiers du centre comme Parkdale ou dans la Petite Italie, devenue bobo à fond, on ne veut pas d'un maire ouvertement homophobe qui méprise les transports en commun, de cet entraîneur de football en surpoids qui se met en grande fanfare au régime et enjoint tout le monde à le suivre, pour ensuite tricher, se ruer au PFK et abandonner sans s'excuser.

«Embarrassing», est le mot qui revient le plus souvent le long des très branchées rues College, Ossington ou Queen West. Gênant.

Et à Etobicoke, entre les gazons manucurés, les drapeaux du Canada et les petites églises remplies, autre son de cloche.

On aime bien le personnage. Son style plaît. Son choix d'affronter les establishments du centre-ville trouve preneur. On observe un peu, dans cette dichotomie, la fracture qui marquait le Québec au printemps dernier. Une certaine gauche urbaine contre une certaine droite suburbaine.

À Toronto, la Ford Nation trouve que le maire affronte comme il se doit la non-banlieue amatrice de toits verts et de vélo - les «pinkos», pour reprendre une expression lancée par nul autre que le commentateur sportif Don Cherry, au moment de l'élection de Ford.

«Il accepte de toucher à des intouchables, c'est pour cela que les médias le détestent et sont contre lui», explique Jama Farah, chauffeur de taxi d'origine somalienne, ancien résidant d'Etobicoke.

La décision de ne pas aller à la journée de la fierté gaie, par exemple, a beaucoup plu dans certains quartiers. «Il respecte la religion», dit M. Farah.

Et le crack, alors?

Pas très religieux tout ça...

«Cela relève de la vie privée du maire», répond-il.

«L'important, c'est qu'au travail, il fait ce qu'il dit qu'il va faire. Quand il était conseiller à Etobicoke, c'était toujours efficace, facile, d'avoir des réponses.»

Hier, à son émission de radio, c'est d'ailleurs sur ça que Rob Ford a insisté. Le travail. Ce qui a été accompli.

Mais est-ce que tout le monde a été impressionné par le maire et son frère, qui disent: «pas notre faute si on n'est pas des gars un peu colorés» ? Et Rob qui dit qu'il ne vérifie pas toujours les CV des gens avec qui il se fait photographier...

«Moi, je crois absolument tout du reportage du Globe», a commenté une autre électrice d'Etobicoke, qui a préféré ne pas être identifiée. «J'ai grandi tout près de chez eux. Ces deux gars-là sont des intimidateurs arrogants. Des bouffons. Tout ça me rend dingue. Surtout que cette ville a vraiment d'autres chats à fouetter.»