Depuis quelques jours, les organisations étudiantes québécoises appellent les troupes à manifester en grand le 22 juillet contre l'augmentation des droits de scolarité. Le 22 de chaque mois, ça manifeste. Normal.

Sauf que, chaque fois que je vois cette date, je pense plutôt à la Norvège. Dimanche, on marquera le premier anniversaire d'un massacre, d'une tuerie sans nom où 77 personnes, dont 55 adolescents, sont mortes pour une raison simple: leur idéalisme, leurs convictions progressistes, leur désir de s'engager politiquement pour aider la société à avancer dans un chemin égalitaire et multiculturel rejeté par un tueur d'extrême droite.

J'espère que les manifestants québécois auront un mot, une pensée, un moment de silence pour les victimes d'Utøya.

Comment passer à côté?

Ce jour-là, 69 des 77 victimes du tueur étaient dans un camp d'été de l'aile jeunesse du Parti du travail, le principal regroupement politique norvégien. Ce parti de gauche n'a pas le monopole de l'ouverture vers les autres cultures et l'égalitarisme, deux valeurs que défendent plusieurs acteurs de la scène politique à Oslo. Mais dans l'oeil de l'assassin, ce parti symbolisait suffisamment cette modernité honnie pour que ses membres méritent de mourir.

Oui: mourir. Pour excès de modernité.

Difficile d'imaginer plus absurde.

Bien sûr, il y a des pays où les victimes de mille répressions se comptent en bien plus grand nombre.

Mais imaginez. Un seul monstre obsédé par le patriarcat et la pureté raciale, et voilà que des dizaines et des dizaines d'innocents meurent à deux pas de chez vous, de chez nous tous. De quoi glacer le sang.

Le pire, m'a récemment expliqué en entrevue Daniel Poohl, rédacteur en chef de la revue Expo - fondée par l'écrivain suédois Stieg Larsson, publication d'enquête spécialiste de l'extrême droite -, le pire, donc, c'est que nous sommes tous des cibles potentielles.

Avec l'internet qui radicalise les loups solitaires, nourrit leurs délires malveillants, nos sociétés jouent toutes un peu à la roulette russe.

Il suffit d'un individu, un seul, a-t-il insisté.

Un seul cas perdu dans son univers où obsessions, maladie mentale, moralité tordue et folles phobies s'entremêlent et s'enlacent.

Parfois, il y a Al-Qaïda.

Parfois, il y a le angry white male - l'homme blanc frustré à mort. Celui qui voudrait que son univers soit comme dans l'ancien temps, quand tout le monde était pareil, quand les femmes étaient à la maison, quand les hommes dominaient le monde.

Vous riez? Vous secouez la tête?

Allez voir ce que dit le tueur norvégien Anders Behring Breivik dans le manifeste de 1518 pages où il explique son geste.

Il s'en prend à tout ce qui a changé depuis la Seconde Guerre mondiale. Il s'en prend aux immigrés, évidemment, qui transforment la couleur des foules des rues d'Oslo en ses magnifiques et interminables soirées d'été. Il s'en prend à tous ceux qui aiment ces Norvégiens aux noms nouveaux. Il s'en prend aux femmes qui sont sorties de leurs cuisines pour aller travailler et vivre selon ce qu'il appelle «le style Sex and the City». Il les accuse de répandre des MTS, d'encourager par leur empathie et leurs amours la dilution du capital racial européen.

Dans un passage particulièrement dégoûtant de son écrit, il explique qu'il faudra un jour faire la guerre pour rétablir l'ordre dans le monde occidental et apprendre à tuer les femmes. Pas facile, surtout quand elles sont belles, précise-t-il. Mais nécessaire.

Difficile de lire ces pages sans avoir la nausée.

Difficile de plonger dans le dossier sans penser à Polytechnique. À cause de la misogynie du tueur, à cause de l'absurdité cruelle du geste. Et puis Breivik a utilisé la même arme.

Difficile de ne pas penser non plus à Guy Turcotte, car voilà maintenant le pays face au même genre de situation insensée, à la peur que l'assassin soit déclaré fou et non pénalement responsable. On fait quoi s'il «guérit» ? se demande-t-on partout dans les rues d'Oslo.

Oui, on fait quoi?

Un an après la tuerie, après la mort de 77 personnes, la Norvège est encore mal. On parle du massacre et les voix se cherchent. Les sanglots ne sont jamais loin. Peu importe avec qui on discute. Les anecdotes pleuvent. «On était au bureau, pas loin de l'hôpital, et on voyait les hélicoptères passer et ça n'arrêtait pas, les uns après les autres, me raconte un ami journaliste. C'est là qu'on a tous compris l'énormité de ce qui venait se passer.»

«Et puis? ai-je un jour lancé à un chauffeur de taxi, sans donner d'autres détails.

- Il faut qu'il aille en prison et qu'on perde la clé», a-t-il répondu. Il savait de quoi il était question. De quoi d'autre aurais-je pu vouloir lui parler?

Un après le massacre, le sujet est encore partout. Délicat, mais incontournable. Mélangeant tristesse et colère, car ça, il y en a aussi. Pourquoi la police a-t-elle mis tant de temps à venir arrêter l'assassin qui a sévi pendant 90 minutes? Comment a-t-il pu se rendre à Utøya? Pourquoi a-t-il pu garer sa voiture si proche du centre du gouvernement? Pourquoi ne l'a-t-on pas remarqué avant?

La Norvège est efficace. Elle a déjà tenu une commission sur toutes ces questions, et celle-ci doit remettre son rapport le mois prochain. Elle a déjà tenu le procès du tueur, dont on connaîtra aussi le verdict en août.

Les dossiers avancent. Mais la douleur est toujours là.

Le 22 juillet, n'oublions rien de tout ça.