Le téléphone a sonné en plein repas. «Normand Laprise», disait l'afficheur. Dans ce temps-là, on arrête à mi-bouchée et on répond. «T'intéresses-tu encore à la pêche?

- Oui.

- Alors il y a quelqu'un ici que tu dois absolument rencontrer avant qu'il ne reparte. Un pêcheur des Îles-de-la-Madeleine avec qui j'ai beaucoup travaillé. Un vrai, un des derniers. Il faut que tu écoutes son histoire.»

Laprise, comme vous le savez, est chef propriétaire du restaurant Toqué! et de la Brasserie T!. C'est un très grand cuisinier, mais son influence dépasse largement ses pocheuses, ses culs-de-poule et sa maîtrise de la cuisson sous-vide.

Laprise est, je dirais, le Alice Waters du Québec.

Si on faisait un arbre généalogique de la cuisine montréalaise, on réaliserait, en effet, que depuis 25 ans bien plus qu'une pincée de chefs sont issus ou sont passés par ses cuisines, dont son grand ami Martin Picard. Aussi, une foule de petits producteurs sont nés et ont grandi grâce à l'influence directe et indirecte de ses politiques d'approvisionnement. Et toute sa philosophie axée sur l'achat local d'ingrédients de la plus haute qualité, révolutionnaire il y a 30 ans, a été le moteur de l'évolution d'une certaine gastronomie québécoise de qualité. Exactement de la même façon que Mme Waters a lancé la cuisine californienne et pavé la voie à la transformation gastronomique des États-Unis en ouvrant Chez Panisse à Berkeley en 1971.

Laprise, avec les années, a donc développé des liens serrés avec toutes sortes de fournisseurs travaillant avec des approches bio ou nature et certainement durables, comme des pêcheurs québécois qui travaillent à la ligne.

Jeudi, c'est un vrai cri du coeur qu'il lançait en me présentant Ghislain Cyr. «Des gars comme ça, il y en a de moins en moins.»

Cyr, un Madelinot imposant avec des mains gigantesques qui lui donnent des airs de Popeye, est spécialiste de la pêche à la ligne du poisson de fond: flétan, morue, plie... En 1987, quand il a commencé, il pêchait d'avril à novembre. «On n'arrêtait jamais», dit-il. Il y a 3 ans, il pouvait encore partir 23 semaines. L'été dernier, il n'a pas pêché cinq semaines.

Entre le moratoire général sur la morue et les impacts multiples en domino des limites sur les autres types de pêche, il s'est retrouvé coincé.

La pêche au flétan, celle qu'il a toujours pratiquée, a été pratiquement réglée en 10 heures l'été dernier, les quotas presque déjà atteints, merci bonsoir.

En gros, expliquent Cyr et Laprise, c'est que les efforts de gestion des stocks rendus nécessaires par les impacts de la surpêche pratiquée trop longtemps ne tiennent pas assez compte des petits pêcheurs. Des indépendants. Ces pêcheurs que Laprise cherche pour son restaurant pour être sûr de la qualité du produit et des méthodes.

Pris dans la houle administrative et politique, des gars comme Cyr, qui connaissent la mer comme le fond de leur poche, n'arrivent plus à surnager.

Au point où aujourd'hui, ce gars qui n'a fait que pêcher depuis 25 ans pense peut-être à changer de voie complètement.

Peut-on se permettre de perdre une telle expertise alors que la pêche, un domaine hypercomplexe, a besoin d'être totalement repensée?

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Porridge de courge et de crabe, poulpe grillé à l'ail vert, crevettes à la fausse mayonnaise de melon d'hiver, Saint-Jacques en amertume et turbot truffe-menthe... Il s'en est mangé du poisson et des fruits de mer au volet gourmand de Montréal en lumière. Ce soir, pendant la Nuit blanche, il y aura un événement extérieur tout poisson appelé Pêche blanche, rue Gilford, près du métro Laurier.

Jadis honni et souvent mal préparé, le poisson fait aujourd'hui partie intégrante de nos vies. Mais juste comme on commence à vraiment l'aimer, il faut absolument commencer, aussi, à se demander d'où il vient.

Et cela est tout sauf simple.

Le monde de la pêche, avec sa réglementation inextricable, est un sujet qui a de quoi décourager n'importe qui. Même les connaisseurs s'y perdent. Pourtant, il n'a jamais été aussi important d'essayer de comprendre comment tout cela fonctionne. Quels poissons sont menacés, d'où viennent-ils, quels sont les types de pêche acceptables, pour quelles espèces, à quel moment de l'année?

En fait, tout l'univers du poisson et des fruits de mer est truffé de questions cruciales qu'on ne se pose pas assez. Comment se fait-il qu'on vende du «tilapia» d'élevage importé aux Îles-de-la-Madeleine, pourtant entourées par la mer? Pourquoi est-ce que le chef de la Brasserie T! a de la difficulté à obtenir des bourgots alors que le golfe du Saint-Laurent en est plein? Pourquoi est-ce si difficile de trouver des oursins au Québec alors qu'il y en a des tonnes le long de la Côte-Nord? Pourquoi est-ce qu'on utilise du maquereau et de la plie comme appât pour la pêche au homard? Est-ce la meilleure utilisation de cette ressource?

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Vous savez quels poissons sont à la carte du Toqué! ces jours-ci? Il y a des pétoncles, du saumon, parce que Laprise a réussi à trouver des sources d'approvisionnement qui le satisfont. Mais pour le reste, ça fluctue énormément, explique le chef. «Il y a de la raie, du flétan, mais il faut qu'on me garantisse que c'est pêché à la ligne.» Pour le grand repas de Montréal en lumière avec Anne-Sophie Pic, il a fait venir le turbot directement de Bretagne, du pêcheur attitré de la célèbre chef.

Laprise aimerait bien pouvoir encore travailler ainsi ici aussi. Mais pour le moment, il a de grosses craintes pour l'avenir de son ami pêcheur Cyr.

«Le système est en train de les faire disparaître. Il faut arrêter ça.»