«On fait des miracles...»

Chaque fois que je m'approche un tant soit peu d'un sujet sur le réseau de la santé, cette phrase finit par atterrir dans la conversation. Souvent soupirée. Incontournable. Jamais loin des mots «écoeurement», «bout du rouleau», «inhumain».

«Si vous voyez comme on fait des miracles...» «Il nous manque de tout, mais on fait des miracles...»

Je suis donc au téléphone avec un gestionnaire du réseau de la santé de la région de Valleyfield, il y a quelques jours, pour parler du débordement de l'hôpital, et la phrase, évidemment, finit par être lancée.

«On fait des miracles.»

Sauf que contrairement à d'habitude, arrive tout de suite une excuse. «On fait des miracles, mais on ne se plaint pas.»

On ne se plaint pas?

Pourtant, il y en a, des raisons de se plaindre. Surtout dans ce dossier. Morgues qui débordent, locaux plus qu'exigus, surpopulation, surchauffe...

«Je ne dis pas qu'on ne pourrait pas encore faire mieux...»

J'écoutais ce monsieur s'excuser presque de la situation désastreuse de l'hôpital et j'avais l'impression, effectivement, qu'il était un peu gêné. Un peu gêné de devoir quêter à Québec une accélération du processus de construction d'un nouvel établissement qui veillerait sur les nouveaux faubourgs, gêné de demander des fonds pour une amélioration de la situation dans l'hôpital existant.

Est-on rendu à l'étape suivante? Celle qui vient après cette escale déjà aberrante où on a fini par banaliser des conditions désastreuses qui ne devraient être que d'exception? Celle où les responsables du réseau de la santé doivent, après avoir décrit leurs circonstances difficiles, s'excuser d'en avoir plus qu'assez?

La situation de l'hôpital de Valleyfield est d'une absurdité totale. D'un côté, l'établissement déborde: ses locaux comme ses dépenses, car il doit desservir toute une zone qui n'est techniquement pas la sienne, les faubourgs du côté de Vaudreuil et Dorion qui sont en pleine explosion démographique. De l'autre, comme cette situation n'a rien d'étincelant sur papier, le gouvernement lui demande de mettre un peu d'ordre dans ses affaires avant toute demande financière supplémentaire.

Mais peut-on dire qu'un hôpital est déficitaire si, en fait, il est surtout pris avec une surcharge de population qui n'a jamais fait partie des calculs budgétaires au départ?

«Il y a 30 ans, quand j'ai commencé, on avait trois patients aux urgences», m'a récemment expliqué un médecin de Valleyfield. «Maintenant, il y en a combien? Cinquante? Rien n'est plus pareil.»

La population a vieilli, les banlieues éloignées ont pris de l'expansion. Le système s'est réorganisé, mais continue malgré tout de laisser aux hôpitaux des charges qui devraient revenir à des médecins de famille introuvables ou débordés, aux soins à domicile.

Et même là, les médecins «au bout du rouleau» - toujours cette phrase - comme celui à qui j'ai parlé expliquent que, sur le terrain comme aux urgences ou «sur les étages» hospitaliers, ce qui aurait été considéré comme intolérable s'est normalisé. «À un moment donné, explique ce docteur, la misère, on ne la voit plus.»

Quand des hôpitaux dont la performance est continuellement scrutée à la loupe font fi de leur pudeur administrative pour ouvrir leurs portes, pour montrer à quel point ils n'en peuvent plus, c'est parce que la tolérance vient encore de franchir une autre étape. Quelque part entre deux couloirs remplis de civières et des virus qui en profitent pour bien s'éclater.