«C'est leur problème, pas le nôtre», m'a lancé la serveuse avec un grand sourire, en faisant mon addition. «Nous, ici, on est bien.»

Je suis devant le comptoir d'un café de Notre-Dame-de-Grâce Sud, entre l'autoroute Décarie, la rue Saint-Jacques et la voie ferrée, à un jet de pierre de l'échangeur Turcot et de l'ancienne gare de triage du CN - bref, dans une sorte de zone pas exactement chouchoutée par l'urbanisme, et je suis convaincue que cette dame dit vrai.

Ici, on ne fait pas dans le positivisme gratuit.

Non, ce quartier appelé Saint-Raymond n'est pas le plus glamour de la métropole, on s'entend. Coincé entre ses voies rapides et ses zones industrielles, il n'a pas le chic moussu du Westmount non loin ni les arbres et les pierres bourgeoises de l'autre partie de Notre-Dame-de-Grâce, au nord du chemin de fer. Mais que l'assassinat de Nicolo Rizzuto dans ses rues, peu après Noël, et que le double meurtre commis un peu plus loin à l'ouest, le week-end dernier, n'aient pas changé l'humeur du coin n'est pas surprenant. Saint-Raymond ne vit pas dans la terreur constante d'un Bronx ni dans la quiétude paisible d'une banlieue toute douce que de tels incidents auraient traumatisée.

Le quartier a donc encaissé le coup, haussé les épaules. Et le lendemain, tout le monde a continué son petit train-train.

Tronquée par la construction de l'autoroute Décarie, bâtie entre les années 20 et 60 par des ouvriers dont les enfants aux langues diverses s'affrontaient dans les ruelles, Saint-Raymond est une paroisse qui en a vu d'autres.

Ni riche ni pauvre, elle s'est développée heureuse de ne pas être le Saint-Henri de Bonheur d'occasion, mais dans l'ombre des beaux quartiers.

«La seule chose qui nous unissait tous, c'est quand on jouait au hockey contre l'autre Notre-Dame-de-Grâce, celui en haut de la voie ferrée, qui nous méprisait», raconte Luc-Alain Giraldeau, un prof de l'UQAM qui a grandi à Saint-Raymond.

Sinon, dit-il, «ce n'était pas un quartier facile pour un jeune francophone». La population y était surtout anglophone et d'origine italienne. Et encore aujourd'hui, dans les rues souvent bordées de maisons en brique blanche comme dans les quartiers italiens du nord-est, il est pas mal plus facile d'y trouver un expresso serré, des olives ou des pâtes au blé dur qu'un exemplaire de La Presse. Avec LaSalle, Saint-Raymond est presque une Petite Italie de l'Ouest.

Pourquoi les immigrés italiens s'y sont-ils établis? À cause du travail dans les chemins de fer, à la gare Glen et au pied de la côte, explique M. Giraldeau. Et le quartier leur allait bien: sur la pente qui descend vers la plaine où il y a maintenant l'autoroute 20, sur cette immense falaise surplombant la ville mais cachée par les immeubles de la rue Saint-Jacques, et qui bordait tout le sud de la paroisse, ces travailleurs venus de Calabre ou du Molise faisaient la culture en terrasses, retrouvaient saveurs et racines.

«Je me rappelle, il y avait plein de sentiers qui descendaient et on pouvait voir les potagers. On voyait des tomates, des herbes, des courges, et des jardiniers qui surveillaient tout ça», raconte M. Giraldeau. À l'automne, le quartier allait chercher du raisin à Ville-Émard pour faire du vin. À une certaine époque, se souvient le professeur, la messe à l'église catholique de la paroisse était même dite en italien.

Aujourd'hui, cette falaise n'est pas totalement abandonnée puisque la Ville y a aménagé des sentiers dans les années 90. Mais elle est loin d'avoir retrouvé son charme d'antan. Le conseiller municipal de Projet Montréal Peter McQueen, un résidant de Saint-Raymond, y fait du ski de fond. Mais comme bien des gens du quartier, il rêve du jour où cette dénivellation spectaculaire, qui offre des panoramas somptueux vers le sud de la ville, façon Los Angeles, sera réaménagée de façon intelligente, cohérente.

Imaginez si elle redevenait comme dans les années 50 et 60: un lieu de culture en terrasses fleurant l'origan et le melon, croulant sous les tomates en septembre.

En attendant que quelqu'un, en ville, ait l'idée de tirer profit de ce magnifique atout naturel, Saint-Raymond continue son bout de chemin. Parmi ses résidants, de nombreuses jeunes familles sont unies par la volonté d'être entendues et respectées, autant pour le projet de réaménagement de l'échangeur Turcot que dans la réorganisation éventuelle de la circulation autour du nouvel hôpital universitaire de McGill, dans l'ancienne gare Glen. «On a vraiment une bonne communauté, des gens de partout, italiens, antillais, asiatiques, anglophones», constate M. McQueen.

Évidemment, explique le conseiller de Projet Montréal, on espère aussi ne pas se retrouver de nouveau dans les pages des faits divers. Mais il n'y a pas de problème de criminalité comme tel dans Saint-Raymond, note-t-il. Seulement des questions particulières, liées à certains individus. Pour le reste, c'est un quartier montréalais comme tant d'autres, avec ses petits bobos, ses secrets, et une falaise à faire rêver.