Quand je suis arrivée chez Steve-Anna, hier midi, j'ai été frappée par le silence. Le petit restaurant haïtien de la rue Bélanger, près du boulevard Saint-Michel, avait perdu ses éclats de rire habituels. Sa lumière.

Dans la salle du fond, quelques convives mangeaient en silence en écoutant à la fois la télé et la radio haïtienne.

L'humeur était en fait carrément pénible, pesante, le genre de moment où on a peur de dire certains mots, peur d'ouvrir la porte à la douleur.

 

«Non, ce n'est pas normal, ici», m'a confié Vivems Jecrois, le neveu du propriétaire de cette institution haïtienne à Montréal. «Quand ça va aussi mal, on reste à la maison, dans l'attente de nouvelles. C'est très difficile. Oui, les gens se rencontrent ici, d'habitude, échangent, discutent. Mais pas maintenant.»

Steve-Anna est connu de tous les Haïtiens à Montréal. Petit resto sans prétention ouvert il y a 25 ans par un frère et une soeur, c'est un lieu où l'on va pour rire en se racontant des blagues en créole, où l'on mange le griot (de l'épaule de porc), le riz collé (avec des haricots rouges) et le calalou en écoutant la radio ou la télé haïtiennes.

Mais hier, dans la salle à manger nue, au fond du casse-croûte, on parlait à peine, les voix enterrées par une télé qui diffusait à tue-tête les messages tonitruants d'une chaîne d'infopub. Comme si on avait voulu faire taire l'horreur. Ou garder seulement de la place pour la radio haïtienne.

J'ai demandé à mon voisin si on pouvait changer de chaîne, mais il était perdu dans ses pensées. Je n'ai pas osé entamer la conversation. Il y a des moments pour parler et échanger, et d'autres pour se taire et manger son plantain frit en silence, en lisant le fil de presse sur son BlackBerry.

«Il faut comprendre, c'est comme la fin du monde. La fin du monde, c'est à ça que ça doit ressembler, m'a dit M. Jecrois. Les images que l'on voit, c'est apocalyptique. On n'était tellement pas prêts à vivre ça, on était déjà dans les bas-fonds.»

Après mon repas, à quelques pas de là, je me suis arrêtée à l'épicerie du même nom pour acheter des boissons gazeuses à la noix de coco. Sur le comptoir trônaient d'immenses avocats. Vous savez, ces énormes fruits brillants, tout verts, qui coûtent 3 ou 4$ chacun. Charnus. Spectaculaires.

«Ils viennent d'où? ai-je demandé à la caissière.

- D'Haïti, m'a-t-elle répondu. D'Haïti.»

Fière et triste.

Je lui ai souhaité courage, sans insister, essayant de respecter la place du silence sombre du petit marché.