C'était l'été et je roulais en taxi dans une de ces larges artères de Montréal où les voitures s'emballent. Tout à coup, mon chauffeur lance un cri, enfonce les freins et arrête la voiture dans un grand crissement de pneus.

Devant nous, un bébé en couche traverse la rue en marchant.

Je sors en courant, prends dans mes bras le petit, qui doit avoir 18 mois, et commence à chercher de quel jardin il a bien pu sortir. Sur les balcons, des hommes boivent de la bière en camisole et me répondent qu'ils n'ont aucune idée de l'endroit où vit le bambin. Finalement, je m'aventure dans une ruelle où j'entends d'autres enfants qui jouent.

 

J'entrouvre la porte d'une cour et une dame se met à crier en apercevant le petit.

«Câlisse, où c'est que t'étais?» hurle-t-elle en m'arrachant l'enfant des bras. Pas un merci. Pas une demande d'explication. Aucun intérêt pour le fait que le bébé était allé jusque dans la rue. Cris et re-cris pour demander à une personne apparemment restée dans la maison de venir au plus vite réparer la serrure de la porte de la cour.

Pas un au revoir. Seulement un «marci» qui sonnait comme une sommation de quitter les lieux.

Cet incident s'est passé il y a plusieurs années. Mais je songe souvent à ce qui fut mon premier test face à l'épineuse question de notre responsabilité à tous vis-à-vis des enfants d'autrui.

Quelle était la chose à faire? Entrer dans la maison? Appeler la police? Appeler la Direction de la protection de la jeunesse? Repartir, sans plus?

Ces situations ne sont qu'interrogations. Où s'arrête le furetage justifié et où commence le droit des parents d'éduquer leurs enfants comme ils l'entendent? O.K., le petit était dans la rue. Mais c'était peut-être un accident unique. Ne faisons-nous pas tous des erreurs? Mais où aussi, à travers tout cela, commence le droit des enfants d'être, s'il le faut, protégés de parents qui ne sont même pas fichus d'assurer leur sécurité?

Au Québec, direz-vous, nous avons la DPJ qui fait ce travail pour la collectivité et qui veille sur les droits des enfants quand leurs parents faillissent à la tâche. Mais cela nous enlève-t-il, quand même, toute responsabilité, comme citoyen, quand nous voyons des choses aberrantes? Quand notre volonté de respecter les choix des autres parents devient-elle, en fait, de l'irresponsabilité, de la lâcheté, voire de la paresse?

* * *

Je lisais un reportage sur les enfants des cimetières de bateaux du Bangladesh. Ces petits, âgés de 12 ou 13 ans, travaillent dans des conditions inimaginables. Ils aident les adultes à démonter les pharaoniques carcasses pour en tirer des morceaux de métal réutilisables. Ils s'exposent à mille dangers. Une plaque de métal peut les tuer en tombant. Ils peuvent se rendre aveugles en manipulant des torches sans lunettes.

À un moment, le journaliste demande à un garçon: «Est-ce que quelqu'un t'a déjà dit qu'à 13 ans tu ne devrais pas avoir à travailler comme ça?»

Et le petit finit par lui répondre que seul un autre journaliste étranger lui a déjà posé la même question.

Autour de lui, c'est normal.

Parfois, je me demande s'il n'y a pas, ici, chez nous, maintenant, des choses qu'on trouve normales et qui ne devraient pas l'être.

Évidemment, entendons-nous, bien peu de choses se comparent aux dangers des cimetières de bateaux. Comme bien peu de choses sont aussi graves que la mutilation génitale des petites filles. Et que vit-on ici, qui soit du même ordre que l'enrôlement des enfants dans les milices ou l'esclavage sexuel des gamines?

Mais il se passe quand même des choses affreuses ici, sous notre nez. Pour un évêque accusé officiellement de possession de pornographie infantile, combien de pédophiles continuent de sévir? Cachés ou sous nos yeux comme ils le sont souvent, sans que personne n'ose dire ses soupçons tout haut?

Combien d'enfants essaient de grandir dans des familles démembrées, combien d'enfants souffrent de troubles alimentaires, s'automutilent ou alors se droguent pour panser leur mal pendant qu'on les punit et qu'on les accuse de manquer de droiture au lieu de voir leur douleur? Combien sont dans des familles violentes, ont des parents alcooliques? Combien sont victimes d'inceste?

Combien d'enfants en peine sont là, juste là, sous nos yeux à tous, sans qu'on ait le courage de cesser de regarder ailleurs?