Je me suis assise dans le taxi, j'ai lancé ma destination au chauffeur, on a commencé la conversation et, rapidement, il m'a demandé d'où je venais.

«Montréal. Et vous? ai-je rétorqué.

- Pakistan. But I speak French also», a-t-il ajouté, ce qui a évidemment provoqué un «ah oui?» étonné.

Et c'est là, sans que je me doute de rien, qu'il a lancé la phrase-choc: «Ben oui, je ne niaise pas.»

 

Quoi?

Eh oui! En plein milieu de Manhattan, je venais de tomber sur un chauffeur de taxi pakistanais, un gars avec une longue barbe et une chéchia crochetée, qui parlait québécois comme vous et moi.

«J'ai grandi dans Parc-Extension», m'a-t-il raconté dans un français encore très correct malgré les années passées aux États-Unis. «J'aime toujours plus Montréal que New York, mais bon, je suis parti parce que j'ai suivi mes parents, j'étais enfant.»

Avoir su la suite de ma journée, je lui aurais demandé: «Et puis, vous vous ennuyez de la poutine?»

Car dès que je suis sortie du taxi, je suis passée devant un vendeur de journaux qui venait de disposer bien en vue les exemplaires du dernier New Yorker, le vénérable hebdomadaire intello de la métropole. Et là, re-choc: en page couverture, on annonçait un reportage sur, vous l'aurez deviné, notre exquisément disgracieuse mixture aux frites et au fromage en grains.

Comme on dit chez les chauffeurs de taxi pakistano-new-yorkais: «Non, je ne vous niaise pas.»

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Intitulé «Québec's Funniest Food», l'article de quatre pages, inclus dans un numéro consacré à la nourriture, est de Calvin Trillin, un écrivain émérite à l'humour très fin. Il décrit le plat d'abord et avant tout comme une sorte de blague, une invention improbable qui, lorsqu'on en connaît la teneur, ne peut que provoquer d'abord un éclat de rire. Il s'amuse d'ailleurs à ses dépens du début à la fin du papier.

Est-ce dire qu'il n'a pas apprécié?

Pas du tout. En fait, on termine la lecture du texte avec l'impression qu'il aime plutôt bien l'idée d'aimer la chose. Trillin est un aventurier culinaire. Ses papiers portent ainsi la plupart du temps sur ses quêtes affectueuses d'explications pour ce qu'il décrit comme des sortes d'anomalies gastronomiques. « Poutine grows on you «, écrit-il en conclusion, une expression qui lui permet de dire que la poutine sait se faire aimer à la longue, tout en suggérant subtilement qu'elle nous permet aussi de prendre... de l'expansion. Ce que l'article décrit assez bien, aussi, c'est à quel point la popularité de ce plat québécois est, de la même façon, en pleine expansion.

Car pendant qu'on s'en empiffre en version classique Chez Claudette ou en version foie gras au Pied de cochon, la poutine fait son chemin ailleurs, bien loin des zones d'influence de La Banquise et de Roy Jucep. On en trouve dans les restos branchés de Toronto, mais aussi dans les casse-croûte de Nouvelle-Écosse et de Vancouver. La thèse de Trillin, d'ailleurs, c'est que la poutine est en train de devenir le plat national canadien. Selon lui, elle est à l'image de notre multiculturalisme: une mixture en sauce contenant des morceaux encore bien intacts, contrairement au multiculturalisme à l'américaine, qui passe tout le ragoût au mélangeur pour le rendre lisse et uniforme.

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Clairement, la poutine est en ce moment en pleine lancée. «Maintenant, c'est un plat qui se retrouve sur notre écran radar», explique Zach Brooks, le gourmand qui est derrière Midtown Lunch, un site web qui recense les endroits où dénicher de bons lunchs pas chers dans le centre de Manhattan. D'ailleurs, quand Brooks est allé en voyage à Montréal, il avait tellement entendu parler de la poutine qu'il n'était pas question qu'il reparte sans y avoir goûté.

Cela dit, pour le moment, explique-t-il, la poutine n'a pas encore franchi la ligne de popularité qui lui permettrait, par exemple, d'être vendue dans un des très nombreux stands de bouffe de rue remplissant les trottoirs du centre-ville.

Mais ça ne veut pas dire que cela n'arrivera jamais. Dans le très hip Lower East Side, il y a depuis trois mois un restaurant appelé T Poutine. Ouvert par le mannequin montréalais Thierry Pepin, il se consacre essentiellement à ce plat québécois.

Trillin y est allé pour son reportage. Et hier après-midi, j'y ai placoté avec deux employés, Hunter Jack et Jesse Perlstein, qui ont découvert la poutine lors de leurs études à Montréal, l'un à McGill, l'autre à Concordia. «Ce qu'on aime de ce plat? Son caractère», m'a expliqué Jesse, qui a aussi une affection particulière pour le bruit que fait le fromage en grains sous la dent. «C'est un mets qui ne cache pas ce qu'il est. Qui s'assume.»

C'est surtout le soir, expliquent-ils, que les lieux se remplissent. «Parfois, c'est plein à 5 h du matin.»

Dans un monde idéal, ce restaurant aimerait faire des petits et répandre la bonne poutine dans la ville. Mais en attendant, on peut en trouver ailleurs. Au coeur du très populaire Meatpacking District, le Inn LW12 sert de la poutine depuis plus de deux ans. On en trouve aussi chez Pommes Frites, dans East Village.

La poutine ne fait pas qu'arriver à New York. Elle y est déjà installée. Ce que l'article du New Yorker établit, c'est une autre étape dans la notoriété du produit.

Notoriété? Poutine?

Je vous le jure. Je ne niaise pas.