Vous auriez dû voir le sourire de Johanne Brosseau quand elle est sortie du sentier de la pourvoirie Poulin de Courval, samedi après-midi, avec sa pêche de la journée. Grand comme ça, son sourire. Je vous le jure.

Immense. «On en a pris cinq... Cinq douzaines!» a lancé la farceuse, fière comme une papesse. Les truites étaient toutes enfilées sur une corde qu'elle brandissait tel un trophée. Elle et Marie-Chantale Bazinet, sa coéquipière, avaient les mains gluantes et collées de sang de poisson. «Mets-en qu'on a eu une belle journée!»

Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il y avait contraste avec la Johanne spécialiste en assurances médicaments du premier matin du voyage, encore remplie du stress de la vie en ville à cent milles à l'heure, de son travail, de ses responsabilités, qui piaffait d'impatience parce que rien n'allait assez vite à son goût. La truite a un remarquable effet calmant.

Johanne faisait partie d'un groupe d'une trentaine de femmes parti jeudi dernier pour trois jours dans le Saguenay, dans le cadre d'un voyage organisé par la Fédération québécoise des chasseurs et des pêcheurs - anciennement Fédération québécoise de la faune. La Fédération, m'a expliqué la responsable des relations publiques, Claudie Brisson, organise ces voyages juste pour femmes chaque année depuis quatre ans. Le but: former la relève dans un univers de chasse et de pêche fortement marqué par les statistiques décroissantes durant les années 90 et le début des années 2000.

Et la relève, elle est beaucoup chez les femmes. Les femmes de pêcheurs, évidemment. Mais elle est aussi, si l'on se fie à toutes celles qui ont décidé de partir pour ce voyage, partout ailleurs. Chez les femmes d'affaires, les infirmières, les informaticiennes, les ingénieures, les couturières, les fonctionnaires, les attachées politiques, les femmes qui travaillent à la maison ou dans d'immenses sociétés, dans un bureau ou dans le bois. Bref, elle est un peu partout. Suffit d'avoir un peu la piqûre et l'envie de partir se cacher dans la forêt, dans une chaloupe au milieu d'un lac, loin des exigences des enfants, du mari, du travail, d'un parent souffrant d'alzheimer... Ou l'envie d'oublier les attentes qu'on peut avoir envers soi-même, souvent les plus difficiles à surmonter.

En voyage de pêche, surtout organisé, le monde bascule. Les superwomen lâchent prise.

«Qu'on ait des enfants ou pas, quelque part, les femmes, on finit toutes par s'occuper de quelqu'un d'autre, explique Johanne Claveau. Ici, on se laisse organiser.»

Nancy Dion, mère de quatre enfants, biologiste de formation mais maman à temps plein, vient elle aussi pour faire une pause. «Même quand mes enfants ne sont pas là avec moi à la maison, j'ai l'impression que les corneilles crient "maman!"», dit-elle en faisant rire toutes les autres femmes autour du feu, après une longue et fructueuse journée de pêche. «Quand je suis sur le lac, je ne pense à rien d'autre qu'à ma ligne, au poisson... Même en randonnée pédestre, que j'adore, je n'arrive pas à tout bloquer, dans ma tête, autant qu'avec la pêche.»

Une autre mère de famille, infirmière travaillant la nuit, avoue un soir que la pêche a même provoqué chez elle une grande remise en question. «Quand je suis partie un week-end toute seule à la pêche pour la première fois, j'ai eu un choc. J'ai redécouvert que j'existais. Que la personne que j'étais avant d'avoir des enfants était encore là.» Une prise de conscience qui l'a transformée.

Les statistiques officielles affirment que les femmes constituent environ le tiers des pêcheurs du Québec, un chiffre qui inclut les épouses et les copines de pêcheurs dont plusieurs aiment bien l'activité, mais pas au point de partir, seules, spontanément, accrocher un ver de terre grouillant sur un hameçon et attendre que la truite ou le doré veuille bien mordre.

Les autres, celles qui prennent elles-mêmes l'initiative de partir à la pêche comme ces femmes du voyage Fauniquement Femme Plus, sont pas mal moins nombreuses. Mais réellement passionnées.

À les voir crier comme des enfants en embarquant dans le camion qui les amène au lac, heureuses comme des fillettes ayant reçu la permission d'aller dans tel ou tel lac, plus prometteur qu'un autre, on comprend qu'il y a dans ces quelques heures volées aux responsabilités la douceur d'une victoire ludique, qu'elle soit sur le stress ou l'ennui.

On a l'impression de les entendre nous dire: «Ma pêche au lieu de ton Prozac?»

Toutes ne sont pas des dirigeantes d'entreprise ou des chirurgiennes cardiaques venues ventiler leur trop-plein de pression en plein air. Toutes n'ont pas un gros boulot aux exigences angoissantes. Mais cela ne les empêche pas de porter des fardeaux secrets qui s'envolent devant la joie d'une prise et se dévoilent le soir entre une bière et deux anecdotes croustillantes sur un brochet mal avisé ou un doré gargantuesque.

«Moi je n'ai pas à m'occuper comme vous de jeunes enfants en tout temps», précise Manon, comme pour s'excuser de ne pas avoir de vraie bonne raison de s'offrir trois jours de vacances sans vaisselle à laver, sans ménage, sans question. Pas d'enfant, mais une mère très malade dont elle doit s'occuper. Même chose pour Johanne qui confie habiter avec son frère handicapé, sur qui elle doit veiller depuis que ses parents sont «placés».

À la pêche, tout le monde a une histoire à raconter.

Photo Marie-Claude Lortie, La Presse

Une pêche fructueuse pour Marie-Chantale Bazinet et Johanne Brosseau.