C'est chez Laurie Raphaël à Québec, je crois, en dégustant des oursins - ce restaurant est un des rares à les cuisiner régulièrement - que le paradoxe m'a sauté aux yeux pour la première fois. Ou était-ce au Pied de cochon, devant un plateau de fruits de mer du golfe du Saint-Laurent? Ou alors peut-être en dégustant une meringue au sureau au Toqué...

Peu importe. L'idée, chaque fois, était la même: comment se fait-il qu'on connaisse et mange si peu, dans les chaumières, les formidables produits d'ici? Pas les produits cultivés en serre, pas les acclimatés, pas les transformés. Je parle de produits rustiques, sauvages, authentiques.Riches oursins, quahogs et buccins du Golfe au goût d'océan, sureau si parfumé, charnues morilles boréales d'Abitibi...

Ces produits d'ici vraiment intéressants culinairement sont nombreux. Pourquoi les apprête-t-on si peu ailleurs que dans les grands restaurants? Pourquoi sont-ils si chers et si difficiles à trouver? Savons-nous qu'on n'a pas à envier les plateaux de mer parisiens car on a toutes sortes de coquillages aussi délicieux dans notre propre cour arrière? Savons-nous qu'on est en fait coincés dans une sorte de cercle infernal du « pas de demande, pas d'exploitation ; pas d'exploitation, pas d'offre ; pas d'offre, pas de demande... »?

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Au Québec, on passe notre temps à s'émerveiller devant ce qu'ont les autres. Une orange sicilienne, une huître bretonne. Et qu'arrive-t-il pendant qu'on rêve aux olives de Crète et aux truffes du Périgord?

Eh bien, des Japonais viennent aux Îles-de-la-Madeleine s'émerveiller de notre crabe. Quelques chanceux cueillent nos chanterelles (toujours les mêmes, les veinards). Et les mêmes Européens qu'on admire (avec raison), admirent notre homard... Vous vous rappelez la «crise du flétan noir», en 1995, qui nous avait mis en chicane avec l'Espagne? C'était parce que les pêcheurs espagnols avaient découvert ces poissons au large du Canada et les pêchaient et les pêchaient... La discorde est survenue quand les Canadiens aussi ont fini par comprendre que ça se mangeait et que c'était bon. «Oui, mais c'est nous qui les avions trouvés...» ont dit les Espagnols. À l'époque, j'étais allée en Galicie interviewer les pêcheurs en question qui nous traitaient de noms d'oiseaux. «Vous faites comme les coucous, vous vous installez dans le nid des autres.»

- Désolée, c'est parce que ça nous prend du temps à découvrir ce qui se mange et qui est délicieux...

Et si le Québec qu'on aime était encore caché un peu partout mais que personne ne pensait à y goûter? Ou que personne n'avait le courage ou la curiosité de le cultiver, le cueillir, le pêcher...

En fait, parfois le Québec me fait penser à un adolescent qui ne s'aime pas. Il voudrait être la Provence, la Catalogne, la Toscane et soupire en se plaignant qu'il n'est tellement pas chanceux avec son climat froid qui ne lui fournit jamais d'olives ou d'amandiers.

Il serait temps qu'il apprenne à s'apprécier tel qu'il est et à profiter de ce qu'il a, comme les pays du nord de l'Europe, tiens, qui avaient, jusqu'à il n'y a pas si longtemps, un peu la même gêne. Sauf qu'au Danemark, un chef, Claus Meyer, a décidé de lancer un mouvement pour mettre en valeur les produits des pays du Nord. Il a appelé ça la «Nordic Cuisine».

Noma, le restaurant qu'il a ouvert à Copenhague avec son comparse René Redzepi, en est l'épicentre. Au menu : des plats cuisinés uniquement avec des produits provenant des pays nordiques (Islande, Norvège, Danemark, Suède et Finlande). Oubliez la vanille, l'huile d'olive, les tomates et les agrumes. Même le poivre et le chocolat. À la place, bonjour les crustacés fins des mers du Nord, les produits laitiers de vaches et de brebis broutant non loin d'un fjord... Et les herbes sauvages. Beaucoup d'herbes sauvages fabuleuses aux noms qui n'ont jamais été traduits en français.

Aujourd'hui, Noma est doublement étoilé Michelin, en troisième place de la liste des meilleurs restos au monde du magazine britannique Restaurant, derrière El Bulli et le Fat Duck...

Le Québec que j'aime devrait emboîter le pas, se lancer dans une telle aventure et lâcher ses complexes climatiques.

Le froid ne donne pas de yuzu, mais il ouvre la voie au bleuet et à la canneberge, aux crevettes de Matane et au cerf de Boileau. Oh, et j'oubliais, vous pensez qu'ils en mangent souvent, dans le Lubéron ou en Andalousie, du beurre d'érable ou l'exceptionnelle crème des vaches canadiennes, celles qui paissent, le museau au vent des Îles-de-la-Madeleine?

Me semblait aussi.

Photo: Alain Roberge, Archives La Presse

Le Laurie Raphaël, à Québec, est l'un des rares restaurants à cuisiner régulièrement des oursins.