Le monde du journalisme est rempli d'archétypes qui vont du reporter intrépide façon Tintin à l'intellectuel sartrien assis derrière ses lunettes pour réfléchir sur l'avenir de la planète, en passant par les plumes au vitriol façon Rita Skeeter.

Un des modèles qui m'inspirent le plus, personnellement, est celui de la voisine en bigoudis-robe de chambre. Celle qui entrouvre la porte de son appartement quand elle entend quelque chose d'anormal sur le palier, qui va aux nouvelles, fouine gentiment. Celle qui a l'air de se mêler de ce qui ne la regarde pas du tout, ce qui est un peu vrai parfois, mais qui le fait parce que, dans le fond, elle a un grand coeur. Et qu'elle aimerait bien aider.

 

Quand je lis sur des tragédies comme celles qui sont survenues récemment, que ce soit à Laval, Piedmont, ce week-end à Graham dans l'État de Washington ou vendredi à Binghamton, New York, je me sens d'abord interpellée comme la voisine fouineuse se sent interpellée. J'ai toujours envie d'en apprendre plus, mais surtout envie d'avoir autant d'informations que possible pour voir s'il n'y a pas quelque chose, quelque part, qui aurait pu être fait, par les proches, par la communauté, par la société, pour aider, pour prévenir. Sans information, difficile d'ouvrir la discussion, de comprendre où tout a dérapé et donc de voir où peut se cacher le prochain abcès prêt à crever.

Cette idée que nous pouvons tous avoir un rôle à jouer dans la communauté, pour la prévention de ces drames, n'est pas toujours facile à défendre.

D'abord, le simple fait d'en parler publiquement, parfois, dérange. On craint le voyeurisme, l'impact sur les personnes visées et les personnes fragiles.

L'idée qu'on aurait pu agir agace aussi.

Partout, on trouve des gens pour dire qu'une société ne peut pas commencer à tolérer que tout le monde se mette le nez dans les affaires des autres. Entre le rejet justifié de l'intrusion abusive des curés de jadis dans la vie des familles et les cauchemars des dénonciations soviétiques, le chacun pour soi a trouvé ses adeptes, et on les comprend. Quelque part, il est aussi synonyme de liberté.

Sauf que lorsque surviennent des tragédies familiales de l'ampleur de celle de Graham ou des tueries scolaires comme celle de Winnenden, où des personnes malades massacrent les autres avant de s'enlever la vie, on est obligé de commencer à penser prévention et dépistage. Et là, entre la paranoïa et l'indifférence, difficile de trouver une voie.

«Souvent, les gens pensent qu'ils ne peuvent pas faire grand-chose alors qu'ils peuvent faire beaucoup pour aider ceux qui sont en détresse», m'expliquait hier le Dr Johanne Renaud, pédopsychiatre à l'institut Douglas, avec qui je discutais notamment de prévention du suicide.

Le problème, c'est qu'on ne sait pas quoi faire. Parfois c'est très simple, dit-elle. Il suffit d'écouter, d'être là. Mais surtout oser s'imposer. Sans juger. Oser voir les choses telles qu'elles sont aussi, sans chercher de justifications à l'apathie. Bye bye l'autruche...

Cette ambivalence entre l'aide et l'intrusion est partout dans nos vies. On voit une personne qui souffre d'alcoolisme ou de toxicomanie. On fait quoi? On l'aide? On se dit que c'est à cette personne et à elle seule de régler ses propres problèmes, qu'on n'a pas d'affaire à s'en mêler? On prend sur soi de l'amener chez les AA? Si on voit une personne disparaître de maigreur sous nos yeux, de toute évidence aux prises avec l'anorexie, on fait quoi? On lui dit qu'elle est trop maigre et que ce n'est pas beau? Mauvaise réponse. On lui donne à manger? Mauvaise réponse. «On lui dit qu'on s'inquiète d'elle parce qu'on l'aime», répond Josée Champagne, directrice d'ANEB-Québec, un organisme venant en aide aux personnes souffrant de troubles alimentaires.

«Mais il est clair, ajoute-t-elle, qu'il vaut mieux parler que se taire.»

Malheureusement toutefois, il faut souvent que le problème soit rendu très loin avant que l'entourage allume.

«On peut facilement ne pas avoir vu les signes. On vit dans une société qui court. On travaille tout le temps, à la maison on est branché sur nos ordis et nos BlackBerry. On vit tellement à toute vitesse qu'on a peu de temps pour être à l'écoute», dit Mme Champagne.

De plus, dans le cas des troubles alimentaires, les signes sont souvent difficiles à identifier comme problématiques puisqu'il s'agit de comportements pro-minceur encouragés par la société. Pour l'alcoolisme, on peut aussi tolérer socialement certaines habitudes bien longtemps avant que quelqu'un ose dire que ce n'est pas normal. Pour la violence conjugale, il est souvent difficile pour quiconque de l'extérieur de faire un geste si ceux qui sont pris dans le cercle infernal refusent de s'aider. Même la chanteuse populaire Rihanna n'a pas écouté Oprah quand elle lui a dit de sortir de sa relation toxique avec le chanteur Chris Brown!

Les personnes dépressives, souvent auteures de leur propre isolement, ne sont pas non plus les plus faciles à aider.

Tout cela est délicat, explique le Dr Renaud. La confrontation ne marche pas toujours, quoi qu'en pensent les apôtres des «interventions» à l'américaine, où un groupe de proches se retrouvent pour mettre une personne face à un problème, que ce soit la toxicomanie ou un problème de jeu.

«Accompagner, ça vaut de l'or, ajoute-t-elle. Écouter les personnes en détresse, prendre le temps. Soigner une maladie ou un désordre mental prend du temps. Mais on peut sauver des vies.»