Le 6 décembre 1989, Marie-Claude Lortie a été dépêchée par La Presse à Polytechnique pour couvrir les événements dramatiques que l'on connaît. Près de 20 ans plus tard, elle est allée voir le film Polytechnique, de Denis Villeneuve, qui sort en salle aujourd'hui. Réflexions sur une tragédie, entre la réalité et le grand écran.

Chaque fois que je me retrouve à l'angle de l'avenue Decelles et du chemin Queen-Mary, je me revois le 6 décembre 1989, dans la voiture du photographe Denis Courville, avec mon calepin de notes et mon crayon à mine, partie couvrir une prise d'otages.

 

Il tombe une grosse neige mouillée froide et lourde comme du plomb. On prend le chemin qui monte vers le pavillon principal de l'Université de Montréal et Polytechnique. Et 30 secondes plus tard, on arrive au milieu d'un cauchemar.

Les ambulanciers commencent à sortir les blessés. Les étudiants, sous le choc, sortent de l'immeuble dans tous les sens.

Denis part en courant. Moi, j'arrête des gens pour leur parler.

Que s'est-il passé? Que s'est-il passé?

«Il y a un tireur», me répond-on.

Un tireur?

Le porte-parole de la police de Montréal arrive un peu plus tard, nous dit quelques mots, puis part à l'intérieur de l'école en nous promettant de revenir rapidement tout nous expliquer.

Quand on l'a revu, longtemps après, il marchait au loin, entouré de policiers, inaccessible, la mine pétrifiée. On a appris, bien plus tard, qu'en entrant dans l'école, il avait trouvé sa fille assassinée.

De ces moments, je me rappelle des témoignages hystériques et des propos qui avaient l'air trop fous pour être vrais. Je me souviens, en gros, de beaucoup de confusion et d'avoir vu un photographe grimper sur les épaules de quelqu'un pour prendre des photos par une fenêtre. La fameuse photo de la cafétéria, horrible mais nécessaire.

Je me rappelle avoir attendu, couru partout, essayé d'être à plusieurs endroits en même temps. Je me vois cherchant les 25 cents et les téléphones publics - c'était bien avant qu'on travaille tous avec cellulaires et portables - pour appeler ma collègue Suzanne Colpron qui, restée au journal, réécrivait ce que je lui livrais pêle-mêle. Je me rappelle aussi m'être appuyée sur une distributrice, tard en soirée, et avoir entamé la conversation, par hasard, avec une fille un peu plus vieille que moi, qui venait chercher des nouvelles de sa coloc, Sonia Pelletier. On ne savait pas, à ce moment-là, qu'elle faisait partie des victimes.

Je me rappelle avoir refusé de croire les premières informations selon lesquelles les victimes n'étaient que des femmes parce que le tireur l'avait voulu ainsi.

La seconde partie du cauchemar a débuté quelques jours plus tard, quand on a commencé à se déchirer autant dans les espaces publics que privés sur le sens à donner à ce qui s'était passé.

Au lieu de pleurer tous ensemble, de se consoler, de montrer tout le respect possible pour la douleur des proches des victimes et des témoins du drame, on s'est mis à se braquer.

D'ailleurs, nous sommes-nous réellement remis de ces déchirements? Pas sûre, car 20 ans plus tard, le sujet de la tuerie demeure un semeur de zizanie.

Encore hier matin, quelqu'un m'a demandé: «Et alors, es-tu de celles qui croient que c'était un cas isolé ou de celles qui pensent que ce geste avait un sens politique?»

Ce débat-là, pourtant, a été clarifié par Marc Lépine lui-même, dans sa lettre, qui est lue intégralement au début du film Polytechnique de Denis Villeneuve et nous rappelle l'essentiel: «Veuillez noter que si je me suicide aujourd'hui, ce n'est pas pour des raisons économiques (...) mais bien pour des raisons politiques. Car j'ai décidé d'envoyer ad patres les féministes qui m'ont toujours gâché la vie. (...) J'ai décidé de mettre des bâtons dans les roues à ces viragos.»

Contrairement aux autres tueurs de ce type, que ce soit ceux de Columbine, Virginia Tech ou Dawson, celui de Polytechnique a tenu à donner un sens politique à son geste. La folie isolée avait, dans ce cas, un ordre du jour précis qui a atteint 14 femmes et la société au grand complet.

Une des grandes forces du film de Villeneuve est de nous rappeler ce fait très sobrement. Sans chercher à se défiler.

Je venais tout juste d'avoir 24 ans quand j'ai couvert Poly et la portée symbolique du geste du tueur m'était alors rentrée dans l'âme comme un coup de poignard. Non seulement ma très mince carapace protectrice de jeune adulte venait de m'être arrachée vive mais surtout, surtout, c'était comme si toute la douleur accumulée, jour après jour, face aux petits gestes de sexisme ordinaire s'étaient mise à faire mal d'un seul coup.

Ce n'est pas pour rien qu'un des moments les plus douloureux à regarder, au début du film, n'a rien à voir avec la tuerie comme telle. C'est plutôt une scène où l'on est justement témoin d'un petit geste de sexisme ordinaire, poche. Sachant ce qui s'en vient, on a envie de hurler.

À la suite de cet incident, toujours dans le film, une jeune femme dit à sa copine que dans le fond, tout ce qu'il faut se dire, dans ce temps-là, c'est «fuck les mononcles». Tant pis pour les réactionnaires.

Lépine, se rappelle-t-on en regardant le film, voulait justement que les femmes cessent de s'affirmer ainsi, consciemment ou inconsciemment.

Difficile de ne pas le «prendre personnel».

Le film de Villeneuve est d'une immense générosité. Par la place qu'il reconnaît au sens politique du geste du tueur. Mais aussi par la place qu'il nous laisse pour réfléchir à l'impact de la tragédie sur tout le monde, et plus particulièrement sur les témoins du drame et plus particulièrement encore sur tous ces hommes qui s'en sont tirés et ont à vivre avec le poids de la culpabilité typique des survivants, dans ce cas-ci, décuplé par les circonstances.

L'histoire de ces hommes est complexe et on en a trop peu parlé dans le brouhaha colérique qui a suivi la tuerie.

Le film, j'espère, aidera à mettre fin à ce brouhaha, ce tapage sans fin où hommes et femmes n'ont jamais eu la chance de se resserrer, de se consoler et, ensemble, de se dire à quel point tout cela a fait mal.