Lorsque j'ai appris, l'an dernier, qu'une femme chef, mère de famille, venait de grimper au statut de trois étoiles Michelin, je me suis posé la même question que probablement des milliers d'autres mamans gastronomes: «Mais comment elle fait?»

Comment elle fait pour tout faire. Les dodos comme les tournedos, les siestes et les poulardes de Bresse, les langoustines entre deux comptines...

 

En fait, m'a répondu Anne-Sophie Pic de la Maison Pic, lundi dernier, quand je l'ai rencontrée au Leméac - elle était dans la métropole pour recevoir un doctorat honorifique de l'Université de Montréal - la réponse se résume en un mot et quelques synonymes: famille, clan, cercle...

Entre la grand-maman Pic et les beaux-parents, le petit passe la journée avec ses proches pendant que maman est aux fourneaux, choisit ses produits, veille sur le restaurant et que papa, lui, s'occupe de l'hôtel.

Et comme la maison est à 100 mètres de tout ça, à Valence, dans le sud de la France, et bien tout le monde se côtoie et se retrouve, dans cette organisation toute simple et basique. Un cadeau pour le petit Nathan qui aura bientôt 3 ans.

«C'est faisable, il suffit d'être organisée», résume Mme Pic, d'une voix douce. «Et vous, vos enfants, ils ont quel âge?»

Née dans une famille étoilée, héritière d'une tradition gastronomique réputée, Anne-Sophie Pic n'affiche pas pour autant la moindre prétention et se montre d'une grande simplicité quand on lui parle. Et on se dit, en l'écoutant, que c'est probablement ce trait de personnalité qui lui a permis, comme femme, de percer dans ce milieu masculin. De passer par-dessus la réticence de certains anciens des cuisines de son père, qui ont d'abord vu d'un mauvais oeil l'arrivée de la fille du patron, autodidacte de surcroît. De s'imposer malgré les regards remplis de doute des observateurs et autres critiques du milieu, qui voyaient au départ difficilement comment elle pourrait un jour retrouver la fameuse troisième étoile Michelin perdue après la mort de Jacques Pic.

«En fait, tout ça, ça m'a piquée, ça m'a poussée à aller plus loin», dit-elle. Le doute des autres l'a propulsée, comme si elle voulait, du même coup, faire disparaître les siens. «Ça a pris du temps, il fallait apprendre. Il fallait aussi passer par là.»

Être femme dans ce milieu d'hommes est difficile même si la cuisine est en lien direct avec l'archétype de la mère nourricière, une image que Mme Pic se plaît à rappeler.

Les femmes aux trois étoiles se comptent sur le bout des doigts. Il n'y en a qu'une en France, c'est elle. En Espagne, il y a aussi Carmen Rusquelleda et Elena Arzac. En Italie, on retrouve notamment Nadia Santini, son «maître à penser».

Croit-elle que ces femmes ont des points en commun? Y a-t-il des caractéristiques féminines qui percent la cuisine, lorsque les «cheffes» sont ainsi rendues au sommet? «Le but est le même, dit-elle. Créer des émotions, toucher, faire plaisir.»

Photo: Martin Chamberland, La Presse

Un oiseau rare qu'Anne-Sophie Pic, mère de famille et seule «cheffe» triplement étoilée en France.

Mais le chemin pour s'y rendre est peut-être parfois différent. Peut-être un moins grand besoin d'épater techniquement compensé par une attention particulière à la poésie des combinaisons de saveurs, du moins c'est son cas à elle. Il y a aussi l'ego, peut-être un peu moins musclé... Des femmes à Iron Chef? «Vous ne verrez probablement pas ça», dit-elle, soulignant qu'en France, même les hommes ne sont pas friands de ces compétitions.

Mme Pic espère que sa réussite comme femme, mais aussi sa réussite comme chef qui a eu un parcours «chaotique» - elle n'a pas étudié dans les grandes écoles de cuisine, mais plutôt en marketing de produits de luxe - inspirera d'autres femmes à prendre la relève.

Dans sa cuisine, elle est même prête à leur aménager des horaires plus pratiques quand elles deviennent mamans, ce qu'elle a fait récemment pour une femme qui oeuvrait chez elle à Valence.

Car la combinaison carrière et maternité, elle y croit.

«Je ne pouvais pas me voir faire carrière en cuisine sans être maman, dit-elle. C'est ça, ma plus belle création.»