La dernière fois que j’ai acheté un album, c’était en 2015. Les grandes artères, de Louis-Jean Cormier. Je le sais grâce à l’application Musique de mon téléphone, qui a remplacé iTunes. La dernière fois que j’ai acheté un CD ? Aucune application ne peut le confirmer, mais je dirais que ça remonte à au moins une dizaine d’années.

Le mois dernier, on a appris que le montant des ventes de disques vinyle allait peut-être dépasser cette année celui des ventes de CD aux États-Unis. Le déclin des ventes de CD y serait trois fois plus rapide que la montée des ventes de vinyles, selon la Recording Industry Association of America. Il se vend toujours, aux États-Unis, deux fois plus de CD que de vinyles, mais ces derniers sont beaucoup plus chers.

À eux seuls, les Beatles ont vendu 300 000 33 tours l’an dernier. Cela dit, les ventes de disques vinyle restent marginales. La nouvelle popularité du vinyle tient davantage de l’effet de mode. C’est un bel objet de collection pour ceux qui estiment son expérience d’écoute plus « organique ». Le vinyle ne sauvera pas l’industrie du disque, tant s’en faut.

Pendant que des mélomanes se remettent à acheter des microsillons (essentiellement de rock classique) et que des nostalgiques continuent d’acheter des CD, de moins en moins de consommateurs de musique achètent des albums, physiques ou numériques. La dématérialisation a donné lieu, en musique comme ailleurs, à une ruée vers l’écoute en continu. Le fameux streaming. Au cours de la première moitié de 2019, 62 % des revenus de l’industrie musicale américaine relevaient d’abonnements à des services d’écoute en continu.

Je n’ai pas de tourne-disque. Je n’ai conservé qu’un seul 33 tours, le premier que j’ai acheté avec mon argent de poche (chez Discus, au Centre Fairview) : Thriller de Michael Jackson, que j’écoutais sur un pick-up dans ma chambre, en apprenant les paroles par cœur. Mon lecteur de CD est rangé au sous-sol, en compagnie d’une collection de plusieurs centaines de potentiels sous-verres.

Je garde mes CD au cas où ils reviendraient un jour à la mode, ou que mes ados auraient soudain l’envie et la curiosité de fouiller dans mon passé. Moi-même, à leur âge, j’ai découvert quelques pépites et fait mon éducation musicale grâce à la collection de mon père : Harmonium, Led Zeppelin, Jimi Hendrix, Bob Dylan…

Pendant que mes CD accumulent de la poussière au sous-sol et que ma discothèque numérique repose en mode veille dans mon ordinateur, j’ai accès, moyennant une quinzaine de dollars par mois, à un service d’écoute en continu dont l’offre est inégalée. J’ai envie d’écouter le plus récent Richard Séguin, Retour à Walden, finaliste au Gala de l’ADISQ ? Il s’y trouve. Et son album homonyme de 1979 ? Il s’y trouve aussi.

Pour l’amateur de musique, les services d’écoute en continu représentent un eldorado. Mais pour les auteurs-compositeurs-interprètes, c’est plutôt le far west. Il est de plus en plus difficile pour les musiciens de vivre de leur art.

« On estime qu’un million d’écoutes en ligne génèrent environ 5000 $, une somme déjà dérisoire, mais que doivent encore se partager les auteurs, les compositeurs, les interprètes et les professionnels de la musique. Cela ne correspond pas à la valeur générée par notre musique », rappelaient au début du mois plus de 200 professionnels québécois de la musique, dans une lettre publiée dans nos pages Débats.

Pour un rappeur comme Drake qui cumule 1,4 milliard d’écoutes de sa chanson God’s Plan sur Spotify et qui en retire des revenus plus qu’intéressants, combien d’artistes québécois reçoivent des miettes en droits d’auteur et en redevances ? À ce compte, par l’entremise de la même plateforme, dont le siège social se trouve à Stockholm, une signataire de la lettre du 2 octobre, Ariane Moffatt, aurait reçu 2150 $ pour son plus récent succès, Pour toi. Ça ne fait pas cher l’heure…

Ce n’est pas d’hier que l’on s’inquiète de la rémunération juste et équitable des auteurs-compositeurs. Luc Plamondon avait fait une sortie mémorable, sur scène au Gala de l’ADISQ en 1983, afin de s’insurger contre le non-respect du droit d’auteur. « Des trophées, ça fait plaisir. Mais ce qui nous ferait encore plus plaisir, ce serait de gagner des droits d’auteur ! », avait-il déclaré d’emblée, en allant cueillir le Félix de la chanson de l’année pour J’t’aime comme un fou. Il s’était ensuite emporté vivement contre les producteurs et politiciens. Robert Charlebois n’avait même pas pu placer un mot !

Trente-six ans plus tard, malgré bien des avancées, l’industrie musicale québécoise est plus que jamais menacée. Elle sait depuis longtemps que la révolution numérique ne sera pas pavée de « voies ensoleillées », pour paraphraser Justin Trudeau.

On ne semble pourtant en avoir tiré à peu près aucune leçon, en musique comme dans d’autres domaines. Aujourd’hui, on en paie le prix. En particulier les artistes, dont les conditions n’ont cessé de se détériorer. Ceux qui gagnent bien leur vie sont désormais l’exception qui confirme la règle.

« La culture n’est pas un bien comme les autres. Ici, cela est encore plus vrai que partout ailleurs », rappelaient les professionnels de l’industrie de la musique — auteurs, compositeurs, interprètes, producteurs, éditeurs et imprésarios — en début de campagne électorale. Pierre Lapointe l’a répété dimanche à Tout le monde en parle.

L’ex-ministre du Patrimoine Mélanie Joly a reconnu la semaine dernière avoir mal géré le fameux dossier de la « taxe Netflix ». Justin Trudeau a promis, en campagne, de réviser la loi sur la télédiffusion et les télécommunications. Il s’est aussi engagé à agir face aux GAFA (Google-Amazon-Facebook-Apple) et d’imposer une taxe de 3 % sur les recettes que génèrent au Canada les géants du web, à l’instar de celle qu’impose la France depuis juillet.

Hier, sur Twitter, le président français Emmanuel Macron a justement félicité Justin Trudeau pour sa réélection en l’assurant de son engagement pour « relever des défis qui touchent le quotidien de nos concitoyens, comme la lutte contre le changement climatique et la régulation de l’espace numérique ».

Espérons surtout que la France pourra compter sur l’engagement du Canada. Car malgré les belles promesses de Justin Trudeau, les services d’écoute en continu comme Spotify et Apple Music ne sont toujours pas soumis à des cadres législatifs et fiscaux qui les obligeraient à payer, sinon leur juste part, un strict minimum. Ils ne sont pas davantage contraints à réinvestir des sommes dans les contenus culturels canadiens.

Pour que la situation change, il faudra de la volonté politique. Ce dont Justin Trudeau n’a pas encore fait la preuve.