C’était en Corée du Sud, en 2002. J’ai rencontré un très sympathique couple de jeunes documentaristes norvégiens. Lui, grand Viking à la longue crinière blonde ; elle, une brune originaire de l’Asie du Sud-Est. Six mois plus tard, je les ai recroisés, par le plus pur des hasards, sur un bateau vietnamien dans la baie d’Along.

Spontanément, en apprenant que j’étais canadien — et avant même de savoir que j’étais critique de cinéma —, ils m’ont parlé de la chance que nous avions, au Canada, de compter sur une institution de la trempe de l’Office national du film (ONF). Un joyau du cinéma mondial. Ils m’ont parlé de Norman McLaren et de Claude Jutra avec un tel enthousiasme que je me suis senti non pas fier, mais gêné de ne pas en savoir davantage qu’eux sur l’ONF.

L’Office national du film est l’agence nationale du film la plus respectée au monde.

Des cinéastes unis sous la bannière Création ONF/NFB 

L’ONF peut en effet se targuer d’avoir été finaliste aux Oscars plus souvent que tout autre producteur de films à l’extérieur d’Hollywood. Son palmarès est impressionnant : 12 Oscars, 4 Palmes d’or et des dizaines d’autres prix prestigieux dans le monde depuis sa fondation il y a 80 ans.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

L’ONF a déménagé en plein centre-ville de Montréal, en septembre.

Or, selon les cinéastes qui ont forgé la réputation de l’ONF, celle-ci risque d’être ternie à jamais si rien n’est bientôt fait pour redresser la barre. « Il y a un manque de volonté à Ottawa, croit le cinéaste et porte-parole de Création ONF/NFB, Philippe Baylaucq. Le gouvernement ne se rend pas compte qu’une réputation de 80 ans peut être détruite en moins de 5 ans. Et qu’il suffit de peu pour s’assurer que cette réputation puisse continuer de voguer longtemps sur les succès de ces 80 années. Qu’est-ce qu’on attend ? C’est un atout, un bijou, l’ONF ! »

Création ONF/NFB, qui regroupe quelque 270 cinéastes canadiens de différents âges, cultures et sexes, s’est vivement opposé, en juillet dernier, au renouvellement pour trois ans du mandat du président de l’ONF et commissaire pour le gouvernement à la cinématographie, Claude Joli-Cœur. Ce fut la goutte qui a fait déborder le vase de leurs récriminations.

PHOTO FOURNIE PAR L’ONF

Philippe Baylaucq

Il y a trois ans, les cinéastes ont été exclus par l’ONF d’une vaste initiative ayant pour but de réinventer l’avenir de l’institution (« Tous ensemble/In It Together »). Ils ont avisé la direction de ce qu’ils considèrent être une grave omission et n’ont pas eu de réponse. « Nous croyons que l’Office national du film du Canada a besoin d’une nouvelle vision », ont-ils écrit au ministre du Patrimoine, Pablo Rodriguez, en janvier dernier. « Ce n’est pas tant le montant de l’allocation alloué par le gouvernement fédéral à l’ONF qui nous préoccupe que la façon dont celle-ci est dépensée par la direction de l’institution. »

Six mois plus tard, Claude Joli-Cœur était reconduit dans ses doubles fonctions de dirigeant par le ministre Rodriguez. Un camouflet pour les cinéastes, qui ont eu la confirmation qu’ils n’avaient pas été entendus. Malgré des demandes répétées et une promesse faite en ce sens le mois dernier, le ministre du Patrimoine a refusé de les rencontrer, repoussant à après les élections un éventuel rendez-vous. « Il ne sait pas s’il sera en poste ou si son gouvernement sera encore au pouvoir ! », souligne le documentariste Patricio Henriquez.

PHOTO GRAHAM HUGUES, LA PRESSE CANADIENNE

Patricio Henriquez

Les membres du groupe Création ONF/NFB trouvent regrettable que le ministre ainsi que le président de l’ONF aient tenté de les discréditer en jugeant qu’ils n’étaient pas représentatifs des cinéastes qui contribuent à la réputation de l’institution. 

On n’est pas la pointe de l’iceberg, on est l’iceberg !

Luc Bourdon, qui a présenté à titre d’ambassadeur de l’ONF ses documentaires La mémoire des anges et La part du diable (réalisés grâce à des collages d’archives de films de l’ONF) lors d’une rare journée portes ouvertes de l’organisme public en 2018.

Les cinéastes ont enfin pu rencontrer Claude Joli-Cœur à la fin de septembre dans les nouveaux locaux de l’ONF, au centre-ville de Montréal. Ils n’ont pas senti beaucoup de considération pour leurs préoccupations. Les conditions de travail des réalisateurs se sont détériorées à un tel point qu’il n’est plus financièrement viable de créer à l’ONF, estiment-ils.

Ils en ont contre la lourdeur bureaucratique de l’organisme, qui s’est, selon eux, éloigné de sa mission première. Ils sont préoccupés par l’absence de représentation des créateurs et par la baisse chronique de financement externe depuis 20 ans, qu’ils évaluent à 56 % depuis 15 ans. Pendant la même période, disent-ils, les dépenses administratives et les salaires du personnel ont augmenté de 21 %. Selon leurs estimations, seulement un dollar sur cinq serait attribué par l’ONF aux budgets de création.

« L’ONF n’a pas de raison d’être s’il ne fait pas de films, croit Philippe Baylaucq. On a beau avoir le plus bel édifice du monde, avec un déménagement claironné dans les médias, s’il n’y a pas un renouvellement de l’attitude envers les réalisateurs, il y a un problème. L’ONF devrait être considéré comme un étalon. L’ONF a un devoir d’exemple. Si l’ONF ne traite pas mieux ses créateurs, quel exemple donne-t-on au privé ? »

Les cinéastes à qui j’ai parlé ont tous manifestement à cœur l’ONF et sa pérennité. 

On pense tous que c’est un privilège de faire des films à l’ONF. C’est un lieu unique, qui a des problèmes endémiques.

Luc Bourdon

PHOTO PATRICE LAROCHE, ARCHIVES LE SOLEIL

Luc Bourdon

Ces pigistes n’espèrent pas retrouver des postes permanents, comme à la belle époque des Pierre Perrault et Gilles Groulx, mais ils souhaitent que le financement de la production soit rétabli à un niveau équivalent à ce qu’il était en 2002. L’ONF reçoit annuellement 62 millions d’Ottawa en argent public. L’année dernière, selon une demande d’accès à l’information faite par le regroupement de cinéastes, 50 millions ont été consacrés aux salaires des dirigeants, au marketing, aux dépenses administratives et aux dépenses internes, y compris le déménagement dans le nouvel édifice du Quartier des spectacles.

« Moins de films sont réalisés, les budgets ont rétréci comme peau de chagrin, et les cinéastes sont aujourd’hui moins bien payés qu’il y a 20 ans — et bien moins que le sont la plupart des employés de l’ONF. Actuellement, l’argent alloué au contenu créatif représente à peine le tiers de ce qu’il en était en l’an 2000 », estime Création ONF/NFB.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

Claude Joli-Cœur, président de l’ONF et commissaire pour le gouvernement à la cinématographie

Cette interprétation des sommes allouées est contestée par la direction de l’ONF, qui inclut dans son propre calcul des montants consentis aux créateurs ceux des producteurs et distributeurs. Le président de l’ONF, Claude Joli-Cœur, a décliné notre demande d’entrevue, estimant, selon sa porte-parole, que « le timing est prématuré, car des discussions sont en cours avec l’industrie ».

Les cinéastes disposent d’un budget annuel de 1,25 million pour l’ensemble des documentaires en français de l’ONF. « Ce sont des budgets de famine », résume Luc Bourdon, qui croit par exemple qu’une taxe Netflix pourrait servir à financer une partie des projets de l’organisme. Une taxe que Justin Trudeau a justement promis d’imposer, pendant la campagne électorale, après des années d’inertie. Trop peu, trop tard ? Espérons que non, pour la suite du film.