C'était tout un spectacle! À la fois une séance d'écoute d'album, un gargantuesque déjeuner-karaoké, une conférence de presse intimiste et un atelier de croissance personnelle. Avec des rires, de puissants trémolos, des yeux embués et des digressions en tous genres, liées de près ou de loin aux nouvelles chansons de Ginette Reno.

La maison est grande. C'est le titre d'une pièce écrite elle-même par Ginette Reno sur son 40e et plus récent album, À jamais, qui évoque sa rupture avec Karlo, son ancien compagnon. Une grande maison canadienne de 22 pièces, avec terrain de tennis attenant, qu'elle habite depuis plusieurs décennies dans un quartier résidentiel de Boucherville, et où elle vit désormais seule. À regret.

C'est dans sa salle à manger que la diva, bronzée, rayonnante, les cheveux mi-longs poivre et sel, a convié une vingtaine de journalistes et photographes, jeudi matin, «pour déposer sur la table comme on dépose son testament chez le notaire» une nouvelle collection de chansons «coup de coeur» (ainsi que des dizaines de croissants, beignes et viennoiseries auxquels personne n'a osé toucher).

«C'est comme un musée», dit Ginette Reno de sa demeure. En effet. Dans cette pièce fraîchement rénovée, d'un style rococo, il y a des bibelots partout : des décorations de Noël, des constructions en blocs Lego (Paris, Londres, Iron Man), des anges en pierre et en porcelaine, une photo prise avec Lionel Richie à Star Académie... Un décor chargé, à l'image des goûts musicaux éclectiques de la propriétaire.

Pendant près d'une heure et demie, Ginette Reno a assuré l'animation de cette divertissante rencontre de presse, sans temps mort.

DJ Ginette assise derrière son ordinateur portable, rageant contre un ami qui tente de la rejoindre par Skype («T'es épais!»), faisant entendre quelques extraits choisis de ses nouvelles chansons, les haut-parleurs dans le tapis. Le tout entrecoupé d'anecdotes truculentes, de commentaires parfois déplacés, d'allusions sexuelles et de moments de subite émotion (notamment lorsqu'il est question de ses enfants et petits-enfants).

D'une quarantaine de chansons potentielles, certaines qu'elle dit conserver dans ses tiroirs depuis des décennies, Ginette Reno, superstitieuse, a choisi 13 titres, son «numéro chanceux». Pendant qu'elle nous les présentait, elle s'accompagnait elle-même au chant, ajoutant une couche de trémolos et de notes de si bémol («sa» note) à la bande originale. Elle a toujours autant de coffre et de soul. Et malgré une quasi-surdité - elle a 9% et 7% de capacité auditive dans chaque oreille, sans ses appareils, dit-elle -, sa voix «rauque de velours» est toujours aussi juste et puissante.

Le bonheur de chanter

Lorsqu'elle nous parle «de la joie et du bonheur de pouvoir partager avec vous ce que je sais faire le mieux au monde : chanter», on la croit sur parole. Ginette Reno chante depuis qu'elle fut révélée, à l'âge de 13 ans, par un populaire concours amateur (Les Découvertes de Jean Simon). «Je chante depuis 60 ans. Chanter, ça ne m'appartient pas. C'est pur, dit-elle. Je chante tout le temps. Mes amies n'en peuvent plus de m'entendre chanter quand elles viennent à la maison. Souvent, elles partent avant que j'aie fini!»

Elle voulait, dès son plus jeune âge, devenir une «grande chanteuse». Mais pas, précise-t-elle, «la plus grande chanteuse au monde», comme Céline Dion. «Je ne connaissais pas le monde. Je ne connaissais pas Outremont et Westmount», dit celle qui, issue des quartiers populaires de Montréal décrits dans les romans de Michel Tremblay, distribuait les journaux pour payer ses leçons de chant et de solfège.

La «grande Céline» revient à quelques reprises dans la conversation (qui est davantage un long monologue), sans même qu'on ait à lui poser la question. «Je lui ai demandé si elle connaissait son range et elle ne le savait pas!», s'étonne «la Reno» - ainsi qu'elle se surnomme - qui dit avoir perdu une octave en raison de sa consommation quotidienne de trois paquets de cigarettes entre 14 et 28 ans. On sent chez elle la déception de ne pas avoir suivi jadis les conseils de son ancien imprésario, René Angélil. Elle a choisi l'amour plutôt que la carrière internationale. Céline Dion a connu les deux.

La grande interprète d'Un peu plus haut, un peu plus loin a fait appel à plusieurs auteurs et compositeurs «de prestige», qui ont déjà travaillé notamment pour Johnny Hallyday ou Céline Dion (Jacques Veneruso, notamment). Cela s'entend. On est dans la même famille musicale du «mieux vaut trop que pas assez»...

On reconnaît, sans effort, la poésie de Luc Plamondon («Le temps ne nous attend pas, insolent comme un cerf-volant»), sur la pièce Je n'ai pas vu passer le temps. Grand Corps Malade a signé le texte d'Un être humain, chanson aux tonalités rock qui rappelle le Claude Dubois des années 80. Il y a aussi un duo des plus improbables avec Lynda Lemay, que Ginette Reno a rencontrée par hasard sur un plateau de tournage.

«Je lui ai demandé : "Es-tu capable d'écrire une chanson à propos d'une femme de 20 ans de moins que moi qui me vole mon homme?"» Lynda Lemay l'a prise au pied de la lettre. On sent la grande interprète émue lorsqu'elle chante, toujours en mode karaoké : «J't'en prie, quand il dira qu'il a mal à son dos, sache que c'est le froid qui soignera son bobo.»

L'album À jamais, qui arrive sept ans après le précédent La musique en moi, est fait surtout d'histoires d'amour et de déception, et de chansons à textes plus souvent explicites que poétiques. «Aujourd'hui, souvent, on ne comprend même plus ce que dit la personne qui chante», regrette Ginette Reno, imitant une chanteuse qui marmonne.

La Grosse

«Je voulais que l'album s'appelle La Grosse, dit-elle à la tablée de journalistes, médusés. C'est le titre d'une des chansons que je voulais faire depuis longtemps. C'est le surnom qu'on me donnait en France. Quand j'étudiais avec Lee Strasberg [à l'Actors Studio de Los Angeles, dans les années 70], je pesais 325 livres. Aujourd'hui, je pèse 212 livres - ou 213, ça dépend de ce que je mange. Ces jours-ci, j'ai des envies de poutine!»

L'humour désamorce bien des malaises. Mais lorsque Ginette Reno se qualifie elle-même de «grosse toutoune», on devine que la gestion de son poids a été pour elle le combat d'une vie, voire un frein (parmi d'autres) à sa carrière internationale. Surtout lorsqu'elle raconte qu'un producteur français a refusé de la prendre sous son aile, à l'époque, en raison de son poids.

Elle commence souvent ses phrases par «Je ne devrais peut-être pas vous dire ça...». Elle aime manifestement se confier et dit ne plus avoir envie de se cacher. Elle parle volontiers de la dualité entre la femme qu'elle est et le personnage qu'elle a incarné, et signe «fièrement» la pochette de son album du nom de Ginette Raynault Reno. «La Reno a pris moins de place sur cet album. Ginette chante aussi», dit-elle en parlant d'elle-même à la troisième personne.

Ginette parle aussi de son rapport à Dieu et à la spiritualité, de ses psychothérapies et de sa récente dépression, qui a duré deux ans, après que son amoureux l'a quittée pour une autre femme.

«Je n'avais plus le goût de rien, dit-elle. Ni d'aller chez Winners ni chez Marshalls ni de faire ma grocery. Mais je n'ai jamais perdu le goût de chanter!» - Ginette Reno

C'est une conteuse-née, drôle et généreuse. On l'écouterait pendant des heures nous raconter ses histoires rocambolesques. Dévoiler ses découvertes psycho-pop, telle que l'homonymie des expressions «j'étouffais» et «j'ai tout fait» (pour lui). Décrire la fierté qu'elle a ressentie en chantant en studio, à Bromont, dans le même micro que Pavarotti. Ou encore comment un bedeau l'a mise à la porte de l'église de la Madeleine, à Paris, parce qu'elle chantait le Ave Maria («Je lui ai dit que c'était ma manière de prier!»).

Au détour d'une question, elle confie qu'elle fera paraître l'an prochain un album en anglais de vieux standards en version orchestrale (Feelings de Morris Albert, notamment). Et que Charles Aznavour lui a proposé le rôle d'une nymphomane dans une comédie musicale, avant de mourir. «Je lui ai dit que ce n'était pas pour moi! J'en ai connu, des nymphomanes. Vous les connaissez aussi. Mais je ne vous donnerai pas de noms.»

«À jamais je voudrais m'oublier, mais jamais je veux être oubliée», chante Ginette Reno sur la chanson-titre de cet album-bilan (dont elle signe aussi les paroles), où il est beaucoup question de legs, d'héritage et de mort. Avec des titres à l'avenant : Je pars, Je n'ai pas vu passer le temps, On ne fait que passer...

Elle n'hésite d'ailleurs pas à dire qu'elle a déjà «un pied dans la tombe». Pourquoi donc? Peut-être parce que son père est mort à l'âge qu'elle a aujourd'hui (72 ans) et sa mère, à 77 ans. «Je pense tous les jours à la mort», dit-elle très sérieusement. Tout en précisant, le sourire en coin, qu'elle ne déteste pas l'idée de mourir d'un dernier orgasme. Crée Ginette...