Il y a 20 ans, j'ai assisté à mon premier match de Coupe du monde : Jamaïque-Croatie, au stade Félix-Bollaert de Lens. De mon siège près du poteau de coin, j'ai vu Davor Šuker, l'attaquant du Real Madrid, marquer son premier but du Mondial. Il en a marqué cinq autres pendant la compétition, assez pour obtenir le Soulier d'or du meilleur buteur du tournoi.

En 1998, la Croatie participait à sa première Coupe du monde, sept ans seulement après avoir obtenu son indépendance. Ce jeune pays d'à peine 4 millions d'habitants a humilié l'Allemagne, 3-0, en quart de finale, en infligeant à la Mannschaft la plus lourde défaite de son histoire en Coupe du monde.

En demi-finale, la Croatie affrontait le pays hôte, au Stade de France. À la mi-temps, pour la seule fois du tournoi, le sélectionneur français Aimé Jacquet s'est mis à douter. Il a confié à son assistant, Philippe Bergeroo, qu'il sentait le match lui échapper. « Si vous voulez perdre, continuez comme ça », a-t-il dit à ses joueurs, d'un ton courroucé, le visage empourpré, de retour au vestiaire.

Le capitaine français Didier Deschamps a saisi le message et pris le relais. On le voit, dans l'excellent documentaire sur l'épopée de l'équipe de France de 1998, Les yeux dans les Bleus, s'entretenir tour à tour avec les joueurs, reformuler à l'attention de tous le message du sélectionneur, demander à Lilian Thuram de tenir la ligne plus haut avec ses coéquipiers. Un vrai leader fouettant ses troupes.

Dès le retour de la pause, c'est pourtant Davor Šuker - deuxième au scrutin du Ballon d'or en fin d'année, derrière un certain Zinédine Zidane - qui a marqué le premier but de la demi-finale... sauvé d'un hors-jeu par le mauvais positionnement de Lilian Thuram. Thuram n'a pas tardé à se faire pardonner. Une minute plus tard, le défenseur latéral a égalisé et c'est lui encore qui, à la 70e minute, a inscrit le but de la victoire. Ce furent ses deux seuls buts en équipe de France en 142 sélections (toujours un sommet chez les Français).

La Croatie a terminé troisième de cette Coupe du monde de 1998, en battant les Pays-Bas dans la petite finale. Ses joueurs - Šuker, Slaven Bilič, Robert Prosinecki, Zvonimir Boban - sont devenus des légendes dans ce coin des Balkans, à l'instar des Zidane, Thuram et Deschamps dans l'Hexagone.

Aujourd'hui, Davor Šuker est président de la Fédération croate de football, Didier Deschamps est sélectionneur de l'équipe de France et Lilian Thuram est devenu militant antiraciste. On se croirait dans un épisode de Lance et compte...

Luka Modrič, star du Real Madrid comme Davor Šuker, avait 12 ans lorsqu'il a vu pour la première fois des joueurs porter le célèbre maillot à damier de la Croatie en Coupe du monde.

Cette équipe de 1998 a fait rêver le jeune adolescent, qui a appris à jouer au soccer sous la menace des bombes de la guerre en ex-Yougoslavie. Tout comme elle a fait rêver ses coéquipiers Ivan Rakitić, Ivan Perisić, Mario Mandzukic ou Dejan Lovren.

C'est la France qui, en 1998, a mis un terme à ce rêve. Les Vatreni (« flamboyants ») ne l'auront pas oublié. À leur première finale d'une Coupe du monde, devant des Français favoris, cette défaite historique pourrait servir de motivation supplémentaire à des Croates qu'il ne faudrait pas sous-estimer.

Le sélectionneur Zlatco Dalić a à sa disposition une équipe aguerrie et talentueuse, truffée de joueurs qui jouent dans les plus grands clubs d'Europe. Modrić et Rakitić ont été dominants au milieu de terrain, Perisic et Mandzukic sont capables de faire basculer un match sur une seule action, le latéral Šime Vrsaljko, le gardien Danijel Subasic et l'attaquant Ante Rebić ont tous connu un très bon tournoi.

Les Croates ont remporté leurs trois matchs à élimination directe (contre le Danemark, la Russie et l'Angleterre) après le temps réglementaire, alors qu'ils avaient été menés au score. Ils ont remporté deux de ces rencontres aux tirs de barrage (une spécialité du gardien Subasic). Ils ont du caractère, ils ont du mordant, et ils ont de bonnes raisons de se croire invincibles.

PRÉDICTION...

Plusieurs joueurs français ont eux aussi été inspirés par la « Génération 98 » (pas Kylian Mbappé, qui est né cinq mois après la finale !). Si la France est victorieuse demain, Didier Deschamps deviendra le troisième sélectionneur après le Brésilien Mario Zagallo et l'Allemand Franz Beckenbauer à remporter le Mondial comme joueur et comme entraîneur.

J'ai fait une prédiction - forcément hasardeuse - avant le début de ce tournoi : que la France serait sacrée championne du monde, le 15 juillet, au stade Loujniki. Notamment parce que, contrairement à la plupart des observateurs, je n'ai pas trouvé que Paul Pogba, le « patron » de cette équipe, a eu une saison catastrophique à Manchester United (je n'en ai pas raté une minute).

S'il est vrai que Pogba manque parfois de constance, il est arrivé à cette Coupe du monde extrêmement préparé, concentré et sérieux - à l'image de sa coupe de cheveux très sobre. Depuis un mois, il a joué non pas pour se mettre en valeur, mais pour le bien du collectif. Personne n'était plus déçu par la défaite des Bleus en finale de l'Euro 2016 que celui qui s'apprêtait à devenir le nouveau « joueur le plus cher du monde ».

Les Français vont gagner à Moscou demain parce qu'ils ont perdu à Paris il y a deux ans. Perdre une finale fait mal, bien sûr. Cela laisse des cicatrices. Mais échouer si près du but fait aussi mûrir.

Antoine Griezmann, si dominant à l'Euro en 2016, était en pleurs au sifflet final, mardi, après la victoire de la France face à la Belgique. C'étaient les pleurs d'un joueur qui, même s'il n'a pas été au sommet de sa forme en Russie, sait qu'il aura l'occasion de se racheter et de prendre sa revanche sur le destin.

C'est une chance qui est rare. La Coupe du monde ne se présente que tous les quatre ans. Les meilleurs joueurs en disputent deux, voire trois, exceptionnellement une ou deux de plus (le Mexicain Rafael Márquez a participé en Russie à son cinquième Mondial). Jouer une finale de la Coupe du monde est d'autant plus exceptionnel.

Les Bleus ont été de plus en plus forts, organisés et soudés pendant ce Mondial. Raphaël Varane et Samuel Umtiti ont cimenté une armature centrale déjà très solide en défense. Kylian Mbappé a confirmé sa réputation de nouvelle sensation du soccer international. Paul Pogba a formé avec N'Golo Kanté - le meilleur joueur du tournoi, à mon avis - le milieu de terrain le plus étanche de la compétition.

Vingt ans après le sacre de Paris, les Bleus seront de nouveau champions du monde. Cette deuxième étoile est à leur portée. Ils vont la saisir. C'est écrit dans le ciel.