Mon premier «lecteur» n'était pas sitôt assis devant moi qu'il me demanda ce que je pensais du mode de financement du cinéma québécois. Une p'tite facile pour commencer... Jean, doctorant en muséologie, arrivé à Montréal il y a un an via l'École du Louvre, qui s'intéresse à la transposition d'oeuvres religieuses dans les espaces publics et laïques.

Il avait emprunté au hasard, au cours des derniers mois, quelques films à la bibliothèque du quartier - lieu de notre rencontre - pour parfaire sa connaissance du Québec et se demandait si toutes les comédies québécoises mettaient en vedette Louis-José Houde...

J'ai perçu un tantinet d'ironie dans sa question. Et pourtant, il n'y a sans doute rien comme De père en flic pour se distraire d'un doctorat sur le changement de vocation de La Vierge embrassant le Christ au roseau sous l'éclairage d'une salle du Musée des beaux-arts de Montréal.

«Ça semble fumeux présenté comme ça, mais c'est très intéressant», m'a dit Jean en souriant. Je n'en doute pas un instant. Le sympathique jeune homme, énigmatique et pince-sans-rire, voulait surtout jaser cinéma: comment ça fonctionne, qui paie, pourquoi? Je lui ai répondu au meilleur de mes connaissances (ce fut bref).

Je me suis improvisé «livre vivant» dimanche après-midi. On pouvait m'emprunter à son gré et me poser les questions de son choix, le temps d'un entretien de 20 minutes, dans le cadre d'un projet de «bibliothèque humaine» initié en 2013 par l'organisme Mémoire du Mile End et organisé par la bibliothèque Mordecai-Richler, avenue du Parc.

Partage de savoirs

Le concept de «bibliothèque humaine» est une activité de partage de savoirs qui a vu le jour au Danemark dans les années 90. Ce projet de mémoire collective vise à rapprocher les citoyens en leur donnant l'occasion «d'emprunter» une personne de leur communauté.

L'idée est ingénieuse, et toute simple: susciter un dialogue entre deux personnes, un échange d'idées, voire parfois faire tomber quelques préjugés.

À mes côtés en ce dimanche pluvieux, représentant le «patrimoine vivant» du Mile End - quartier où je vis depuis presque 25 ans -, on retrouvait notamment la blogueuse Michelle Blanc, l'écrivain David Homel, la cinéaste Mireille Dansereau et le chef cuisinier Danny St-Pierre.

Je n'avais jamais servi de «livre vivant» auparavant. Et je nourrissais, je dois l'admettre, quelques appréhensions. Ma table resterait-elle vide pendant trois heures? Serais-je au contraire pris d'assaut par des gens peu amènes? Qui donc daignerait m'emprunter, et à quelles fins? Je craignais d'être abandonné comme un livre sur une tablette.

À la table voisine, Michelle Blanc accueillait un retraité qui cherchait des conseils pour rédiger un blogue. «On écrit votre prénom avec L-E à la fin?», lui a demandé Valentin, manifestement surpris. Mécanicien de formation, arrivé au Québec à la fin des années 70 pour réparer des Renault 5, il participe au Club de création littéraire de la bibliothèque et était venu se renseigner sur les métiers d'écriture.

J'étais le premier «livre» du rayon. Derrière, les livres ouverts parlaient entre eux, pour égrener le temps. Une lectrice du Devoir a lu ma notice biographique: «Malheureusement, je ne lis pas La Presse et je ne regarde pas la télévision.» J'ai décidé d'emprunter à mon tour mes confrères et consoeurs.

David Homel, ancien collègue des pages Lecture et par ailleurs joyeux zig, m'a raconté qu'il avait remis récemment le manuscrit de son prochain roman à son éditeur. Il le laissera en jachère quelques mois, avant d'en finaliser l'écriture. Entre-temps, il a entrepris la rédaction d'un essai - «un essai ou des mémoires, je ne sais pas...» - sur le vieillissement, lui qui a failli mourir, jeune homme, lors d'une randonnée. Il n'est pas mort, n'a rien perdu de son humour ni de sa répartie, mais l'expérience l'a évidemment marqué. On a parlé de son Chicago natal, de baseball, de laïcité, puis une lectrice fidèle a voulu l'emprunter.

Une cinéphile avait pris rendez-vous avec moi (à mon insu). Marie-Andrée, ancienne prof du secondaire à la retraite habitant Deux-Montagnes, regrette de ne plus entendre le collègue Marc-André Lussier mettre en contexte les films programmés à Télé-Québec. On a discuté des salles de cinéma qui se vident, de l'odeur du popcorn qui nous indispose et de la très fâcheuse habitude qu'ont les gens de consulter leur téléphone cellulaire pendant les projections. Bref, on s'est très bien entendus.

Mireille Dansereau, d'hier à aujourd'hui

Le siège était libre devant Mireille Dansereau. J'en ai profité. La vie rêvée, qu'elle a réalisé en 1971, est le premier long métrage de fiction québécois réalisé par une femme (il sera d'ailleurs présenté le 25 octobre à 21 h, à la Cinémathèque québécoise, en présence de la cinéaste).

«On m'a beaucoup reproché le peu de présence des hommes dans le film à l'époque», se rappelle la réalisatrice, scénariste et cofondatrice de l'ACPAV (Association coopérative de productions audio-visuelles), qui s'est distinguée dans un univers - celui de l'âge d'or de l'ONF - dominé par les boys clubs. Les choses n'ont malheureusement pas beaucoup changé...

Aujourd'hui, la cinéaste de L'arrache-coeur doit encore se battre pour produire ses documentaires, en puisant dans des archives familiales libres de droits. C'est ce qu'elle a fait pour Le Pier (2014), tourné à Old Orchard. Et ce qu'elle compte faire pour son prochain essai cinématographique, sur la pornographie.

Elle m'a parlé de la difficulté de vivre de son art, du prix des loyers qui a augmenté dans le quartier et de ses films, qui coûtaient 50 000 $ à produire il y a 40 ans et qui en coûtent seulement 25 000 $ de plus aujourd'hui. Je ne sais pas ce que cette augmentation représente, en dollars constants, toutes choses étant égales par ailleurs, mais je me suis dit que j'aurais dû lui présenter mon jeune doctorant en muséologie. Il a emprunté le mauvais livre.