C'était le dernier jour de mon premier Festival de Cannes, en 2000. Présenté en toute fin de compétition, un film de Wong Kar-waï annoncé sans titre dans la programmation. Une copie inachevée, livrée quelques heures à peine avant sa projection officielle.

«On avait un titre provisoire chinois [Le temps des fleurs], mais j'ai décidé d'en trouver un autre pour Cannes, m'avait confié le cinéaste hongkongais quelques mois plus tard. Juste avant de prendre l'avion pour la France, j'ai pensé à une chanson de Bryan Ferry que j'aime beaucoup et qui s'appelle In the Mood for Love

Je me souviens du sentiment qui m'habitait en marchant sur la Croisette après la projection. J'avais été non seulement séduit, mais subjugué par cette histoire d'amour inaccessible. Je venais d'assister à une magistrale leçon de cinéma, d'une infinie sensualité; chaque plan, chaque note de ce poème suave et envoûtant avait été étudié avec un souci maniaque du détail.

Or, le jour même où In the Mood for Love était présenté à Cannes, le film de clôture du Festival, Stardom de Denys Arcand - d'un registre, disons, plus mineur -, l'était lui aussi. Je n'avais publié que quelques paragraphes sur le ratage d'Arcand à la fin d'un texte publié à la une où je m'extasiais ni plus ni moins sur le triomphe de son confrère chinois. Des lecteurs m'ont aussitôt reproché d'avoir sous-estimé l'intérêt du lecteur pour «l'angle local» et d'avoir privilégié un «Chinois» à un «gars de chez nous»...

À ma décharge, je n'ai pas été le seul à avoir été ébloui par Wong Kar-waï. La semaine dernière, la BBC a publié les résultats d'un sondage commandé à 177 critiques de cinéma (de 36 pays), à qui l'on a demandé de nommer leurs 10 films préférés de ce début de siècle.

In the Mood for Love s'est classé au deuxième rang de ce palmarès de 100 films qui a couronné l'excellent Mulholland Drive de David Lynch (There Will Be Blood, oeuvre majestueuse de Paul Thomas Anderson, a obtenu le «bronze»).

Dans la liste des 50 meilleurs films de tous les temps du magazine britannique Sight & Sound, qui sonde les critiques de cinéma chaque décennie, In the Mood for Love est classé 24e et Mulholland Drive, 28e. Il s'agit des deux seules oeuvres des années 2000 à s'inscrire dans cette prestigieuse liste où trônait Citizen Kane d'Orson Welles depuis 60 ans, avant d'être déclassé par Vertigo d'Alfred Hitchcock en 2012.

Le collègue Hugo Pilon-Larose demandait dans ces pages la semaine dernière combien de films de la liste chacun avait vu. (Les plus tatillons prétendront qu'In the Mood for Love ne devrait pas s'y retrouver, étant donné que le XXIe siècle n'a officiellement débuté qu'en 2001.) Ce n'est pas pour me vanter, mais j'en ai compté 91. Je sais bien, je n'ai aucun mérite: c'est mon travail.

Évidemment, il ne s'agit que d'une énième liste de «meilleurs films», forcément contestable (c'est l'objectif). Ce palmarès vaut ce qu'il vaut. Il y a des titres que j'estime surévalués (Dans ses yeux, Brooklyn?), d'autres que j'ai hâte de découvrir (Toni Erdmann), mais de façon générale, je m'accorde assez bien avec les choix de mes confrères et consoeurs (qui comptent pour le tiers des sondés).

Je me désole par pur chauvinisme qu'il n'y ait aucun film québécois - j'aurais milité pour Incendies de Denis Villeneuve -, mais je me réjouis de la sélection de films de Haneke, Audiard et Kechiche (il y a 13 titres en français). Je n'ai pratiquement rien à redire sur le top 10No Country for Old Men est 10eUne séparation, 9eThe Tree of Life, 7eEternal Sunshine of the Spotless Mind, 6eBoyhood, 5e.

Il y a plusieurs raisons qui expliquent ce consensus critique. Certes, il y a des chefs-d'oeuvre indiscutables. Mais il y a aussi le fait que la critique, qui voit beaucoup de cinéma, apprécie généralement l'innovation, l'ingéniosité, l'originalité, le style. Et non pas seulement les films déprimants, comme le prétend la première bande-annonce du film tiré de la série Les Bougon...

La critique ne peut du reste être dissociée de son époque. Elle est attirée par les courants, esthétiques, philosophiques, sociopolitiques du moment. Elle considère le plus souvent le cinéma comme une forme d'art davantage qu'un divertissement. Elle a peu d'indulgence pour l'évidence, les formules toutes faites, la redite. Et, oui, c'est possible qu'elle ne s'emballe pas collectivement pour Nitro Rush.

La critique, il faut aussi l'admettre, se reconnaît le plus souvent dans un cinéma qui lui est familier. Ceci expliquant cela. On ne trouve dans la liste de la BBC que 12 femmes à la réalisation ou à la coréalisation. C'est un palmarès international, mais la majorité des titres sont en anglais.

Les cinéastes les plus souvent nommés - trois fois - sont tous des hommes blancs américains de la génération X (Wes Anderson, Christopher Nolan, Paul Thomas Anderson, Joel et Ethan Coen). Ils s'offrent en miroir aux critiques qui les plébiscitent; moi, le premier.

Cela ne diminue en rien leur oeuvre ni leur talent, mais témoigne certainement d'une forme de «white privilege» nord-américain, concept que l'on a tant de difficulté à reconnaître au Québec. Même lorsque l'on préfère s'informer du film raté d'un cinéaste québécois plutôt que du chef-d'oeuvre d'un étranger.